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outre, Pierre Kropotkine m’avait mis en relations avec l’éditeur du Gazetteer pour lequel il travaillait, et je fus chargé, au printemps de 1877, de rédiger pour ce dictionnaire les articles concernant la Suisse, après quoi on me donna encore, successivement, l’Italie et la Grèce. Enfin ma connaissance des langues étrangères me valut, de la part d’un éditeur de Paris, une proposition de collaboration à un ouvrage de longue haleine, collaboration qui commença également au printemps de 1877.

J’ai dit qu’en quittant Champéry, ma femme s’était rendue à Sainte-Croix pour y passer le mois d’août. Ce fut là qu’elle apprit, par un journal, l’issue du procès de Berne, que, par ménagement pour l’état de ses nerfs ébranlés, je n’avais pas voulu lui annoncer encore. Elle en fut très affectée, et les commentaires qu’elle entendait faire dans un entourage où régnaient les préjugés les plus étroits redoublaient sa peine et ses appréhensions. Elle revint à Neuchâtel très abattue, et quand je dus la quitter de nouveau pour aller aux Congrès de Verviers et de Gand, son chagrin s’accrut. Ma future belle-sœur Gertrude von Schack lui tint compagnie pendant mon absence, et fit de son mieux pour lui remonter le moral, sans d’ailleurs y réussir. Lorsqu’enfin il fallut, dans les premiers jours d’octobre, me rendre à Courtelary (Val de Saint-Imier) pour y faire mes quarante jours de prison, elle ne put supporter l’idée de rester à Neuchâtel sans moi, et partit le surlendemain pour Sainte-Croix. Là, à force de se tourmenter, et malgré tout ce que je lui écrivais pour la rassurer, elle tomba sérieusement malade ; et le samedi 20 octobre son état paraissait si alarmant que, prévenu le lendemain par une lettre d’elle[1] et très inquiet, je télégraphiai à ma mère d’aller la chercher et de la ramener à Neuchâtel. Mon excellente mère partit aussitôt pour Sainte-Croix, et le mercredi 24, à sept heures du soir, ma pauvre femme arrivait chez mes parents. Elle m’écrivait le jour suivant : « Je reçois à l’instant ta lettre : merci mille fois... Je me sens déjà un peu mieux... À la gare, Émilie, ton père et Charles nous attendaient avec une voiture, et j’ai trouvé un bon feu au salon en arrivant. On m’a servi mon petit goûter devant le feu. Édouard était arrivé de Paris à trois heures. Je l’engage beaucoup à aller te faire une visite ; j’aimerais bien être à sa place. » Ma mère de son côté m’écrivait : « Notre retour s’est fait heureusement, et je trouve aujourd’hui déjà un mieux dans la figure de cette chère petite femme. J’ai bon espoir que nos soins, le régime, le traitement ordonné et bien suivi, et enfin la distraction de l’entourage produiront un bon effet. » Mon frère Édouard vint me voir le dimanche 28, et, au retour, donna à ma chère malade des nouvelles tout à fait rassurantes de la prison : « Je ne sais, m’écrivait-elle le surlendemain sur un ton moins triste, si on peut s’en rapporter à ce que dit Édouard, s’il est vrai que tu as une mine florissante et que tu es gai comme un pinson. Il prétend que vous êtes tous tellement bien là, qu’il aimerait y être aussi[2]. Moi, je n’en crois que le quart. » Je répondis le lendemain : « Ce qu’Édouard t’a raconté est parfaitement vrai ; notre régime est très tolérable, et les journées passent avec une rapidité surprenante. Mes camarades ont tous engraissé ; mais moi, ayant un tempérament que rien n’engraissera jamais, je suis resté le même. Je trouve les journées trop courtes pour toutes mes occupations : dictionnaires, étude du russe, rédaction du Bulletin, correspondance,

  1. Elle m’écrivait ; « Aujourd’hui j’ai pu supporter un peu de nourriture, et le docteur m’a trouvée légèrement mieux. J’ai deviné à son air que cette fois c’est grave ;... j’ai bien cru hier que jamais je ne te reverrais. »
  2. Nous avions la liberté de nous rendre visite d’une cellule à l’autre : nous n’étions « bouclés » que le soir. Nous pouvions en outre recevoir des visiteurs du dehors sans aucune formalité. Dans une de mes lettres à ma femme, j’écrivais : « On vient à chaque instant voir le travail de Chopard, qui est un artiste comme guillocheur, et qui a dans sa cellule — à côté de la mienne — un plateau et un gobelet d’argent ciselés à l’outil à guillocher, qui font courir tout Courtelary. » Et dans une autre lettre : « La porte de ma cellule n’est pas fermée au verrou (le geôlier tire le verrou le matin à six heures et demie, et ne le repousse que le soir à sept heures) ; je puis aller quand je veux dans les cellules de mes camarades : il y en a quatre qui sont près de moi dans le même corridor ».