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Bulletin (28 octobre), « il y a répondu au moyen de soixante-dix-neuf (nous disons soixante-dix-neuf) notes marginales, dans lesquelles il déclare maintenir le point de vue turcophile : la prétendue oppression des Slaves des Balkans, affirme le Vorwärts, n’est qu’une invention de la presse achetée par les roubles russes ; le Turc est en moyenne plus civilisé que le Russe (der Durchschnittstürke ist dem Durchschnittsrussen unzweifelhaft in der Cultur uberleyen), etc. Tous les raisonnements du rédacteur du Vorwärts ne prouvent qu’une chose, c’est qu’il hait les Russes[1]. »


En Russie, le 17 novembre, le grand procès des socialistes, qu’on annonçait depuis si longtemps, commença enfin. Il y avait cent quatre-vingt-treize accusés, parmi lesquels quatre-vingt-deux nobles, dix-sept employés du gouvernement, sept officiers, trente-trois prêtres. Les premières audiences furent occupées par la lecture d’un long acte d’accusation ; après quoi les accusés furent classés en dix-sept groupes, qui devaient être jugés séparément. Le 21 novembre, le tribunal commença le jugement du premier groupe, comprenant ceux qu’on appelait les « adhérents de Tchaïkovsky ». Le discours prononcé par l’accusé Mychkino, le 27 novembre, fit une vive impression. Les audiences continuèrent par le jugement des groupes suivants : elles devaient se prolonger jusqu’en février.

En même temps qu’il frappait les socialistes, le gouvernement faisait répandre le bruit de l’octroi prochain d’une constitution. « Il paraît — lit-on dans le Bulletin du 12 novembre — que décidément le tsar va donner une constitution à ses sujets. On désigne comme les rédacteurs de ce document le prince Gortchakof et M. Jomini[2], et on fixe déjà le mois de juin comme date de la convocation du futur Parlement russe. Alexandre II aura sans doute pensé qu’il valait mieux faire de son vivant quelques petites concessions, que de laisser à son successeur toute la question intacte : en effet, on eût attendu et exigé beaucoup plus d’un nouveau souverain, qu’on n’exigera du tsar régnant ; et, moyennant quelques petites réformes faites à temps, on espère pouvoir conjurer pour un quart de siècle encore la révolution. Qui vivra verra. »


Ma situation matérielle, à Neuchâtel, s’était considérablement améliorée. Outre les leçons que je donnais dans divers pensionnats et à quelques élèves particuliers, j’avais réussi à me créer peu à peu, par ma plume, des ressources qui me constituaient une existence complètement indépendante. Grâce à Aimé Humbert (dont j’ai déjà parlé) et à Stéphan Born[3] j’avais assez régulièrement des traductions à faire, de l’anglais, de l’allemand ou de l’italien. En

  1. Franz Mehring (Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, t. IV, p. 118) juge sévèrement la rédaction du Vorwärts de cette époque : « Dans les questions politiques et sociales, — dit-il, — le Vorwärts manquait d’une connaissance exacte de la situation et d’une intelligence réelle des choses allemandes ; tout ce qui le gênait, il s’en débarrassait au moyen de quelques formules toutes faites, apprises par cœur ; et il contribua ainsi à faire prendre à tout le parti un ton suffisant qui avait quelque chose de déplaisant. Et ses jugements sur la politique étrangère ne rachetaient pis ce que sa politique intérieure laissait à désirer : son attitude turcophile dans la guerre d’orient n’était pas plus justifiable que l’attitude russophile des classes dirigeantes. »
  2. Le fils du général Jomini, le frère de Mme Zinovief, l’oncle de Mme Adèle Joukovsky.
  3. Stephan Born, ancien ouvrier typographe, d’origine prussienne, entré tout jeune dans le Kommunistenbund de Marx et d’Engels en 1847, fut en 1848 le fondateur, en Allemagne, de la grande Association générale ouvrière ; en mai 1849, il dirigea l’insurrection de Dresde, à laquelle Bakounine prit la part que l’on sait. Réfugié ensuite en Suisse, il devint, vers 1860, professeur d’allemand à Neuchâtel. C’était un ami de mon père, ce qui me donna l’occasion d’entrer en relations avec lui. Après que j’eus quitté la Suisse, il devint rédacteur en chef du grand journal radical de Bâle, les Basler Nachrichten. Il a laissé un livre curieux intitulé Erinnerungen eines Achtundvierzigers (Souvenirs d’un homme de 1848), qui contient des détails intéressants sur Engels, Marx et Bakounine.