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taire ». La Section de Lausanne fit alors part de son idée à quelques ouvriers de Paris, et leur demanda si les ouvriers parisiens seraient disposés à accepter l’obole fraternelle des ouvriers allemands ; les Parisiens répondirent, à leur tour, que pour les ouvriers il n’existe pas de frontières ni de nationalités, il n’y a que l’humanité, et ajoutèrent : « Votre proposition a été discutée en assemblée générale des corporations ouvrières ; un ordre du jour extrêmement flatteur pour les ouvriers allemands, et où des sentiments de reconnaissance sont exprimés en réponse à leur proposition, a été voté à l’unanimité ». La Section de Lausanne rédigea, là-dessus, un Appel des ouvriers de la Suisse aux ouvriers allemands, le fit imprimer, et l’envoya à toutes les sections de l’Internationale en Suisse et aux divers groupes ouvriers dont elle put se procurer l’adresse en Suisse et en Allemagne. Cet Appel fut imprimé dans le Bulletin du 6 août. Les socialistes d’Allemagne, de leur côté, décidèrent la publication d’une brochure qui serait vendue au profit de la délégation parisienne à l’Exposition de Philadelphie (voir p. 71).

Le 31 juillet, le tribunal de police jugea la plainte des patrons tailleurs de Lausanne contre Kahn et Reinsdorf. L’avocat de la partie civile, M. Dubois, déclara qu’on avait raison de ne pas vouloir d’Internationale à Lausanne et en Suisse ; que la liberté ne devait pas exister pour elle ; qu’il y avait un article de la constitution fédérale qui permettait de la supprimer. Kahn fut condamné à vingt francs d’amende et aux frais ; Reinsdorf fut renvoyé des fins de la plainte[1]. Le préfet de Lausanne intima ensuite à Kahn l’ordre d’avoir à quitter le territoire vaudois dans le délai de huit jours : Kahn se fixa à Genève. Reinsdorf, également expulsé, quitta Lausanne pour la Chaux-de-Fonds, d’abord, et plus tard pour Genève.

Les socialistes zuricois de l’Arbeiterbund voulurent faire acte de solidarité à l’égard de nos deux camarades victimes des procédés arbitraires des autorités de Lausanne. Une assemblée populaire fut réunie à Zürich le samedi 5 août, et vota la résolution suivante, que publia la Tagwacht :

« Nous invitons les citoyens Kahn et Reinsdorf, qui ont été illégalement emprisonnés à Lausanne, à porter plainte pour ce fait auprès du Conseil fédéral[2] ; nous invitons également le citoyen Kahn à recourir au Conseil fédéral contre l’arrêté d’expulsion dont il a été l’objet. Nous nous déclarons solidaires avec ces deux citoyens pour tous les frais que pourraient occasionner ces démarches. »

Le Bulletin fit la réponse suivante à l’invitation de l’assemblée populaire zuricoise :


Les compagnons Kahn et Reinsdorf, en réponse à cette invitation, nous prient de déclarer qu’ils remercient l’assemblée populaire de Zürich pour l’esprit de solidarité dont elle fait preuve à leur égard, mais qu’ils sont parfaitement décidés à ne pas recourir au Conseil fédéral : d’abord parce que demander justice à une autorité, c’est reconnaître sa légitimité, et que des socialistes révolutionnaires ne peuvent se placer sur un terrain pareil ; et, en second lieu, parce que l’expérience a suffisamment démontré toute l’inanité d’une semblable manière de procéder. La seule chose qu’il y ait à faire, c’est de travailler énergiquement à l’organisation du parti socialiste, afin que, dans un avenir prochain, les ouvriers soient assez forts pour se faire justice eux-mêmes.

  1. Reinsdorf, ne sachant pas le français, avait pris un défenseur : c’était l’avocat Fauquez, qui prononça un discours fort éloquent. Cette plaidoirie fut le commencement de la fortune politique du futur chef du parti socialiste parlementaire vaudois. Quant au client de Fauquez, on sut qu’il devait, huit ans plus tard, payer de sa vie l’attentat manqué du 23 septembre 1883, au Niederwald.
  2. Le « Conseil fédéral» est le pouvoir exécutif de la Confédération, c’est-à-dire le gouvernement de la Suisse.