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deux a le mieux compris les sentiments modernes d’humanité et de fraternité.


Vint ensuite le « tir fédéral » qui, tous les deux ans, réunit en Suisse, avec des tireurs avides de décrocher des récompenses pécuniaires, et des orateurs de « cantine », une foule pour qui la « patrie » est un prétexte à se goberger et à boire. En 1876, le tir eut lieu à Lausanne (16-23 juillet). Voici comment le Bulletin salua la grande ripaille patriotique (numéro du 23 juillet) :


Le tir fédéral de Lausanne.

Les fêtes succèdent aux fêtes : après Morat, Lausanne. Des milliers de tireurs se sont donné rendez-vous au stand de la Pontaise, et surtout à la gigantesque cantine de Beaulieu. Favorisée par un temps magnifique, la fête est superbe, et les riches étrangers qui visitent Lausanne, voyant toute cette animation, répètent avec conviction le refrain stéréotypé : « Voilà un peuple heureux et libre ! »

Ils ne remarquent pas, ces touristes naïfs, qu’il y a en Suisse deux peuples différents, deux peuples ennemis. L’un d’eux peut être en effet appelé heureux et libre : car il a toutes les joies de la vie, toutes les jouissances, tous les loisirs, et aussi toutes les libertés inscrites dans notre constitution républicaine. C’est le peuple des propriétaires, des rentiers, des fabricants, du monde officiel : c’est celui qui s’amuse au tir fédéral.

Mais la Suisse a, comme les autres pays d’Europe, au-dessous de la population libre et heureuse, le peuple des esclaves et des misérables. Le prolétariat, chez nous, malgré les droits politiques dont le gratifie la lettre de la loi, a un sort aussi triste que partout ailleurs : la misère est aussi dure à supporter dans une république que dans une monarchie, et les gendarmes républicains ne sont pas plus tendres à l’ouvrier socialiste que ne l’étaient les sergents de ville de l’empire.

Pendant longtemps, toutefois, les ouvriers suisses se sont abusés sur leur situation. On les avait si bien endoctrinés, qu’ils se croyaient réellement les égaux de leurs maîtres ; et le pauvre diable logé dans une mansarde, sans feu l’hiver et ne buvant que de l’eau, que son patron peut laisser chômer et mourir de faim, et que son propriétaire peut jeter sur le pavé à son caprice, s’obstinait à se prendre pour un citoyen libre. Aujourd’hui il n’en est plus de même : le prolétariat ouvre les yeux. Il a compris que la république n’est faite que pour les riches, que la patrie ne protège que les propriétaires ; aussi est-il devenu indifférent aux manifestations patriotiques et républicaines qui l’enthousiasmaient jadis. Les prouesses que les tireurs accomplissent au stand de la Pontaise le laissent froid : il se souvient qu’il n’y a pas encore un an que des balles suisses ont assassiné les malheureux ouvriers de Göschenen. Les discours pompeux sur la liberté, qui se débitent à la cantine, le remplissent de colère : car il sait qu’à Lausanne même, en ce moment, des ouvriers se sont vu fermer la porte de leurs ateliers parce qu’ils ont voulu maintenir leur droit d’association, et que la police y a fait subir cinq jours d’emprisonnement à deux citoyens dont tout le crime était d’avoir voulu adresser paisiblement la parole à des compatriotes.

« — Vos fêtes bourgeoises ne servent qu’à nous faire sentir plus vive-