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tous, avant l’heure de Février, écrivit d’une pointe d’acier, sur la table de la Réforme, le défi, l’appel en duel de Bakounine à Nicolas[1].

C’est l’Orient, la résistance légitime de la sainte et grande Russie au gouvernement bâtard qui la torture et la déprave ; c’est l’effort pour ramener ce peuple des voies machiavéliques où le traîne le tsarisme à sa mission naturelle de pacifique interprète entre l’Europe et l’Asie.

Ce portrait enfin, cher ami, c’est le gage de l’alliance, c’est le bon, le grand souvenir d’un dévouement qui embrasse le monde entier dans l’idée de la patrie. La Russie est, comme on le sait, opprimée par les Allemands ; mais le jour où le vieux cri germanique se fit entendre : « Qui veut mourir avec nous pour la liberté de l’Allemagne ? » un Russe se présenta, se jeta aux premiers rangs, et pas un patriote allemand n’y fut avant lui[2]. Quand l’Allemagne sera l’Allemagne, ce Russe y aura un autel.

En attendant, qu’il ait sa place au foyer, au cœur d’un Français ! qu’il habite chez celui qui, de tous, après vous, cher Herzen, fit la plus âpre guerre au tsar, guerre pour la France et la Pologne, et guerre surtout pour la Russie.

Que le drapeau de cette guerre soit planté dans votre Revue, le monde lui battra des mains.

Les plus simples sentent trop bien que la délivrance des Russes serait celle de toute la terre.

Les esprits réfléchis comprennent que les questions qui restent obscures, insolubles en Occident, trouvent dans la Révolution orientale un éclaircissement immense. Le problème du socialisme ne se résoudra qu’en famille, dans la grande famille des nations émancipées, par l’accession de la plus jeune qui, instinctivement, a rencontré des combinaisons partout ailleurs artificielles.

C’est la gloire de votre Pestel[3] d’avoir compris que, dans la variété infinie des besoins des peuples et de leurs vocations, votre pays représentait l’idée symétriquement opposée à celle de la société occidentale, et d’avoir puisé la Révolution et l’avenir dans les entrailles mêmes de l’antique Russie. C’est la commune qu’il a prise comme élément primitif et molécule originaire de la République, où la Russie, disait-il, est plus naturellement appelée qu’au tsarisme tartare ou au césarisme allemand.

Croyez-le donc, cher ami, nous savons quelles révélations nouvelles le monde doit recevoir tôt ou tard de la Révolution russe ; l’Étoile qui va se lever du pôle, elle luira pour nous tous avec cette vive scintillation, avec cette vierge lumière si pure qui, plus que le soleil même, semble le jour de la pensée... Je vous serre la main, cher ami, dans notre commune foi et notre immortelle espérance.

Jules Michelet.

  1. Allusion au discours prononcé à Paris par Bakounine, le 29 novembre 1847, à l’occasion du banquet donné pour commémorer l’anniversaire de la révolution polonaise de 1830, discours qui fut publié dans le journal la Réforme et qui eut pour conséquence l’expulsion de France de Bakounine.
  2. Il s’agit du rôle joué par Bakounine dans l’insurrection de Dresde en mai 1849.
  3. Paul Pestel, le plus connu des cinq « dékabristes » pendus le 11 juillet 1826. « Son programme comportait : la terre aux paysans, l’instruction laïque et obligatoire, une Russie fédérative » (Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, t. V, p. 107).