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jours tout à fait remis. Quand je racontai ce fait à M. Vogt, celui-ci me disait : « Ta femme aurait dû faire un post-scriptum de sa part, que la guérison ne pouvait pas se faire si vite ». Mais la lettre était partie, et d’ailleurs Bakounine ne lui aurait pas permis un post-scriptum...

Lundi le 26, le soir, j’avais encore une conversation avec lui sur la musique. Il me demanda si Beethoven avait composé aussi des fugues, et ce que j’en pensais, et si moi j’en composais. Il a pu suivre mon explication là-dessus avec assez d’intérêt. Après cela nous parlions de la musique moderne, et il se laissait aller sur le compositeur Wagner en le jugeant bien sévèrement quant à son caractère et quant à sa musique[1]...

Le mercredi 28 je parlai avec M. Vogt et il me disait que la maladie tournait mal et qu’il désespérait de la ’guérison. Je fis écrire ma femme à la famille de Bakounine à Lugano pour la prévenir, mais ni nous ni le médecin crurent que sa fin allait être si prochaine. C’était mercredi aussi que subitement l’eau finissait de couler, comme aussi il n’allait plus à la garde-robe. En même temps sa somnolence augmentait. Il ne voulait plus prendre ses repas, et il était difficile de lui faire prendre un peu de bouillon. C’est aussi depuis mercredi qu’il n’a plus quitté le lit... Une fois au lit, il dormait de plus en plus. Comme je le priais de prendre un peu de bouillon, il me dit sans ouvrir les yeux : « Je n’ai besoin de rien, j’ai bien fini ma tâche ».

... Le jeudi le 29 matin, ma femme a été chez lui et lui avait demandé s’il n’aimait pas avoir du kacha[2], un mets national russe, qu’elle voulait lui préparer. « Oui, répondit-il en russe, fais-moi du kacha. » À midi j’étais chez lui ;... quand je voulus lui faire prendre un peu de bouillon, il se fâcha et me dit : « Faites bien attention à ce que vous faites avec moi, en voulant me faire manger. Je sais ce que je veux. » Après cela je lui demandai : « Mais n’est-ce pas, tu prendrais du kacha ? — Oui, dit-il, du kacha c’est autre chose », et tout cela avec pleine voix. Quand deux heures plus tard j’entrai avec le plat préparé par ma femme, je le lui montrai en disant : « Eh bien, Bakounine, kacha ! » Immédiatement il ripostait à haute voix : « Macha ! » (cela est le diminutif russe de Marie, le nom de ma femme), et il mangea plusieurs cuillerées de ce gruau.

Mais toujours son état allait de mal en pis, et vendredi matin (le 30) quand je venais avec ma femme et en le trouvant toujours plus ou moins sans connaissance, je télégraphiai à Lugano[3]. Déjà dans la nuit de jeudi à vendredi j’étais resté chez lui jusqu’à une heure, après quoi le jeune Vogt venait veiller pour la seconde partie de la nuit...

Samedi matin [1er juillet] à neuf heures je l’ai vu pour la dernière fois. Son état était peu changé. Ma femme y était à dix heures et le trouvait

  1. On sait que Richard Wagner avait pris part à l’insurrection de Dresde avec Bakounine, en mai 1849, et qu’il gagna ensuite Chemnitz dans la même voiture que Bakounine et Heubner. À Chemnitz, Wagner se cacha chez sa sœur et réussit à se sauver ; Bakounine et Heubner, trahis, furent arrêtés pendant la nuit.
  2. Le kacha consiste en gruau cuit, assaisonné au beurre et mis ensuite au four.
  3. Ce télégramme (Berne, 30 juin, 10 h. 50 matin) est ainsi conçu : « Bakounine très mal : il n’y a plus d’espoir. Depuis hier nous attendons fin. » Adolphe Vogt télégraphia à Lugano le même jour à 3 h. 55 : « Michel entre en marasme progressif, refuse nourriture. Apathie profonde sans souffrance. »