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le propriétaire un jardin de rapport, et se transformer en horticulteur maraîcher et fleuriste ; Arthur Arnould raconte ainsi les plans chimériques formés par ce naïf à l’imagination colossale, et ce qu’il en exécuta. Je reproduis tout le passage, bien que la fin anticipe sur le moment où nous sommes : « Je vais acheter, me dit Bakounine, une maison avec un vaste terrain. Sur ce terrain je cultiverai les légumes, les fruits et les fleurs. Les légumes et les fruits, je les enverrai sur le marché de Lugano, où ils se vendront comme du pain, car tout cela est fort mal cultivé ici » (ce qui était vrai). « Quant aux fleurs, Mme  Jenny [Mme  Arthur Arnould], qui a le goût parisien, apprendra à Antonia à en faire des bouquets, que des petites filles, louées par moi, iront offrir sur la voie du chemin de fer, à l’arrivée de tous les trains d’Italie, et, plus tard, du Gothard. De ce fait seul je gagnerai au moins vingt ou vingt-cinq francs par jour. Il faut que vous m’aidiez en me faisant acheter à Paris tous les livres d’agriculture et toutes les graines dont j’ai besoin. » ... Tous les ouvrages traitant de la culture intensive et de la fabrication des engrais furent commandés. Il se mit à l’étude de la chimie, sous la direction d’un professeur du collège. Quant aux graines et aux semences de toute sorte, il en fit venir de quoi ensemencer le canton entier, et craignait toujours de n’en avoir pas assez... Le terrain, vaste et beau, était bien planté de mûriers (c’est le grand rapport et le grand produit du Tessin, où la principale industrie consiste dans l’élevage du ver à soie) : Bakounine commença par le faire raser. Il était enchanté de cette première opération. Pendant tout un hiver il se chauffa avec ses mûriers. Puis il fit creuser des successions de fossés très profonds, fortement maçonnés, afin d’y fabriquer des engrais intensifs. Ensuite on planta les arbres fruitiers, en telle quantité et si près des uns des autres, qu’ils n’eussent jamais poussé si cette idée insensée avait pu leur venir. — « Il ne faut pas perdre un pouce de terrain », répétait Bakounine. Entre les arbres fruitiers, on sema toutes les graines de légumes connus et inconnus. Le tout fut largement arrosé des fameux engrais perfectionnés, et, comme Bakounine voyait et faisait grand, on ne ménagea pas plus les engrais que les plants d’arbres et les graines. Résultat : tout fut brûlé ! L’herbe même, dans cet admirable sol, presque vierge, qui produit sans efforts et sans soins, l’herbe ne poussa plus. Cette expérience avait pris une année entière. »

On voit, par une lettre aux deux Bellerio (12 mai 1875), qu’au printemps de 1875 Bakounine était en instance auprès du gouvernement tessinois pour obtenir un permis de séjour : « La direction de police me répond toujours par une demande de papiers qui constatent mon identité... Ces papiers, que j’avais déjà fournis en 1872,... et qui m’avaient été renvoyés, j’aurais pu les envoyer une seconde fois, si par malheur dans le déménagement quelque peu chaotique de mes effets à Lugano ils ne s’étaient égarés. Je suppose même que le cher Cafiero, toujours spirituel, et qui d’ailleurs, de concert avec M. Ross, avait décidé mon enterrement[1], je suppose qu’il les a brûlés ensemble avec mon dernier permis de séjour et l’acte officiel de mon élection comme citoyen de la commune d’Ausonio : tous ces papiers étaient renfermés dans le paquet que j’avais donné à Emilio pour être remis à Antonie, et qu’Antonie a eu l’imprudence de rendre à Cafiero, — et M. Cafiero en aura fait sans doute un auto-da-fé. » L’affaire s’arrangea par les bons offices d’un homme politique influent ; une lettre du 30 mai dit : « Grâce à l’ami Gavirati et à la puissante intervention de l’excellent M. Battaglini, j’ai enfin reçu un permis de séjour de quatre ans. Me voilà donc tranquille. J’ai été faire une visite à M. Gabrini, qui a été fort aimable et qui m’a montré son beau et immense parc : c’est vraiment magnifique... Sophie et toute la famille viendront en juin, mon frère en septembre[2], pour passer avec moi une année : j’en suis enchanté. »

  1. Bakounine, comme on le voit, continuait, à ce moment, à tenir rigueur à ces deux amis, dont il s’obstinait encore à méconnaître le caractère.
  2. Ce frère dont Bakounine attendait la visite (Alexis, « le plus jeune et le plus sympathique ») ne vint pas. Quant à Mme  Lossowska, elle ne revint que l’année suivante, en mai 1876.