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il te le dire, à beaucoup de points de vue trop désabusé, pour me sentir l’envie et la force de participer à cette œuvre. Je me suis bien décidément retiré de la lutte, et je passerai le reste de mes jours dans une contemplation non oisive, mais au contraire intellectuellement très active et qui, j’espère, ne laissera pas de produire quelque chose d’utile.

Une des passions qui me dominent à cette heure, c’est une immense curiosité. Une fois que j’ai dû reconnaître que le mal a triomphé, et que je ne puis l’empêcher, je me suis mis à en étudier les évolutions et développements avec une passion quasi-scientifique, tout à fait objective.

Quels acteurs et quelle scène ! Au fond et dominant toute la situation en Europe, l’empereur Guillaume et Bismarck à la tête d’un grand peuple laquais ; contre eux, le pape avec ses jésuites, toute l’Église catholique et romaine, riches de milliards, dominant une grande partie du monde par les femmes, par l’ignorance des masses, et par l’habileté incomparable de leurs affiliés innombrables, ayant leurs yeux et leurs mains partout.

Troisième acteur : La civilisation française incarnée dans Mac-Mahon, Dupanloup et Broglie rivant les chaînes d’un grand peuple déchu. Puis autour de tout cela l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, la Russie faisant chacune leurs grimaces d’occasion, et au loin l’Angleterre ne pouvant se décider à redevenir quelque chose, et encore plus loin la République modèle des États-Unis d’Amérique coquetant déjà avec la dictature militaire.

Pauvre humanité !

Il est évident qu’elle ne pourra sortir de ce cloaque que par une immense révolution sociale. Mais comment la fera-t-elle, cette révolution ? Jamais la réaction internationale de l’Europe ne fut si formidablement armée contre tout mouvement populaire. Elle a fait de la répression une nouvelle science qu’on enseigne systématiquement dans les écoles militaires aux lieutenants de tous les pays. Et pour attaquer cette forteresse inexpugnable, qu’avons-nous ? Les masses désorganisées. Mais comment les organiser, quand elles ne sont pas même suffisamment passionnées pour leur propre salut, quand elles ne savent pas ce qu’elles doivent vouloir et quand elles ne veulent pas ce qui seul peut les sauver !

Reste la propagande, telle que la font les Jurassiens et les Belges. C’est quelque chose sans doute, mais fort peu de chose : quelques gouttes d’eau dans l’Océan, et, s’il n’y avait pas d’autre moyen de salut, l’humanité aurait le temps de pourrir dix fois avant d’être sauvée[1].

Reste un autre espoir : la guerre universelle. Ces immenses États militaires devront bien s’entre-détruire et s’entre-dévorer tôt ou tard. Mais quelle perspective !... [La fin manque.]


En mars 1875, Bakounine, escomptant l’arrivée des fonds qu’il devait recevoir de Russie, acheta à crédit, tout près de Lugano, pour le prix de 28.000 fr., une villa nommée la villa du Besso, avec un grand terrain adjacent ; une lettre de sa femme (19 mars 1875) explique que sur l’argent de Russie on prélèvera 40.000 fr. pour payer la villa et la mettre en état de rapport ; le reste sera placé à 6%. Bakounine voulait créer dans le domaine dont il devenait

  1. Il oublie qu’il a dit plus haut : « Rien ne se perd dans ce monde, et les gouttes d’eau, pour être invisibles, n’en forment pas moins l’Océan ». Le développement du syndicalisme révolutionnaire moderne est la preuve que le travail de propagande des Jurassiens n’a pas été perdu.