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l’existence des chambres syndicales ; quelques ouvriers s’y sont laissé prendre, et ont été discuter avec ces jésuites de robe courte. Pour ma part, j’ai assisté à plusieurs réunions où je me suis contenté d’écouter et d’observer, engageant la chambre syndicale dont j’ai l’honneur de faire partie à nous tenir sur l’expectative, les suivant partout, afin qu’ils ne fassent rien que nous ne le sachions, car leur seul but est de connaître nos idées, nos moyens, pour les exploiter. Les journaux ont annoncé des conférences dans les églises pour traiter des chambres syndicales.

« Ainsi, cher ami, comme vous le voyez, il faut nous tenir sur nos gardes. Les réunions sont présidées par le vicomte de Melun, qui s’est associé une demi-douzaine d’avocats jésuites, tous marqués de taches de sang à la boutonnière, et ne pouvant pas discuter sans parler un peu de cette bonne religion. »

Les nouvelles de la Nouvelle-Calédonie que contient le Bulletin sont toujours aussi tristes. Les 21 et 28 mars 1875, il publia une longue lettre écrite en octobre 1874 par un déporté de la presqu’île Ducos (où étaient détenus les condamnés à l’enceinte fortifiée), racontant les actes d’arbitraire dont ses camarades étaient victimes, et l’intolérable situation faite aux femmes de condamnés qui étaient venues rejoindre leurs maris, confiantes dans les promesses menteuses de l’administration. La situation des condamnés de l’Ile des Pins (déportation simple) n’était pas meilleure : « Ce sont de véritables supplices que subissent ceux des déportés simples qui veulent conserver leur dignité. Ils sont jetés sous un hangar, pris par les pieds entre deux bancs de bois, que vous avez pu voir figurer parmi les instruments de supplice de la Sainte Inquisition. Ils restent des mois entiers dans la même posture, sur la terre humide ; quelquefois, par un raffinement de cruauté, les pieds dans la barre de justice, couchés à plat ventre, et les mains attachées derrière le dos. À la moindre plainte, on les expose dans cette position à l’ardeur du soleil des tropiques. Un d’entre eux, que j’ai vu, n’avait dû qu’à la compassion d’un surveillant moins barbare que les autres de ne pas expirer sur place : celui-ci, voyant une congestion cérébrale imminente, lui avait jeté de l’eau fraîche à la face. Quel est donc le crime de ces malheureux ? quelquefois, d’avoir refusé d’obéir à une réquisition d’un agent lui demandant de lui prêter main forte pour arrêter un camarade. » Dans le numéro du 27 juin, autre lettre, venant cette fois du bagne de l’île Nou, et adressée, je crois, à Elisée Reclus. On y lit : « 15 février 1873. Je m’isole le plus que je peux ; mais il est des heures où il faut que je sois au bagne sous peine de mourir ; il est des heures où il faut que je défende ma ration contre la voracité de mes compagnons (les forçats de droit commun), que je subisse le tutoiement d’un assassin. C’est horrible, et je rougis de honte quand je pense que je suis devenu presque insensible à ces infamies. Ces misérables sont lâches, et ils ne sont pas nos moindres bourreaux. C’est à devenir fou, et je crois que plusieurs d’entre nous le deviendront… — 25 mars. Notre pauvre ami Gustave Maroteau est mort, mort misérablement sur un grabat de bagne, épuisé par la souffrance. Il a été admirable de courage, et jusqu’à sa dernière seconde il a conservé sa raison. Il a chassé le prêtre, étant à l’agonie, et il nous souriait en disant : « Ce n’est pas une grande affaire de mourir, mais cependant j’aurais préféré le plateau de Satory à ce grabat infect… Je meurs, mes amis, pensez à moi ; mais que va devenir ma pauvre mère ? » Il dicta pour elle une lettre d’adieu. J’étais près de lui, c’était navrant ; il pensa à tous ses amis d’Europe ; je lui parlai de vous, et il me chargea de vous envoyer un dernier adieu. Nous l’avons enterré nous-mêmes, sans prêtre, et il repose dans un coin du cimetière… Vingt-deux déportés de l’île des Pins se sont évadés : Rastoul et Mourot sont de ce nombre ; la mer est bien mauvaise, et j’ai peur pour eux[1]. Nous sommes très peu nombreux à l’île Nou. Tous sont dis-

  1. On apprit en effet, quelque temps après, que le canot qui portait les vingt (et non vingt-deux) évadés s’était brisé sur la côte de l’îlot Ouen, et que tous ceux qui le montaient avaient péri.