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une chose semblable à celle que vous faites en appliquant le nom d’État à la Fédération des communes. Le carré dont vous arrondissez les côtés a cessé d’être un carré, et il serait absurde de l’appeler un carré rond ; il est devenu un cercle[1]. De même, la société humaine, lorsqu’elle aura rejeté loin d’elle le gouvernement et les institutions politiques, aura cessé d’être organisée en État : l’organisation nouvelle qu’elle se sera donnée sera la Fédération économique.

« La comparaison que vous faites avec l’enseignement et l’industrie n’est pas applicable à la circonstance : en effet, l’État repose sur un fait et une idée transitoires destinés à disparaître, le fait et l’idée de l’autorité politique ; tandis que l’enseignement public et l’industrie reposent sur deux ordres de faits inhérents à l’existence de l’humanité, la science et le travail. Mais il est un domaine où vous auriez pu prendre un point de comparaison, juste cette fois, parce que, dans ce domaine aussi, tout repose sur une idée destinée à disparaître : c’est le domaine de la religion, reposant sur l’idée de Dieu. Vous admettez avec nous qu’un temps viendra où toute croyance religieuse aura disparu de la société humaine, et où la religion sera remplacée par la science ; d’où vient, pourrions-nous vous dire, que vous ne nous proposez pas de conserver le mot de religion pour l’appliquer à la philosophie scientifique ? Ce serait aussi logique que d’appliquer le nom d’État à la Fédération économique des communes. Mais non : vous reconnaissez qu’une fois l’idée de Dieu et les croyances religieuses disparues, il n’y a plus de religion ; reconnaissez donc aussi qu’une fois le gouvernement et les institutions politiques disparues, il n’y a plus d’État. »

Nous n’insistons pas davantage. Nous croyons qu’il est devenu évident pour le lecteur que les socialistes fédéralistes, qui restreignent l’acception du mot État à l’organisation politique et gouvernementale, ont la logique pour eux ; et que le rapport bruxellois, qui, sur une foule d’autres points, a éclairci avec une si méritoire sagacité des questions très compliquées et très obscures, se trouve cette fois en défaut : il persiste à vouloir donner au même mot deux significations contradictoires, et, par là, ouvre la porte à une confusion dangereuse.

Nos amis de Bruxelles ne feront pas de ceci une question d’amour-propre ; nous les savons tout aussi disposés que nous le sommes nous-mêmes aux concessions demandées par la raison et la logique. Ils se disent d’ailleurs, à la fin de leur rapport, prêts à faire ces concessions de bonne grâce, si elles paraissent nécessaires :

« Ce qui nous touche de plus près que les anathèmes des économistes orthodoxes, — disent-ils, — c’est la répulsion instinctive qu’éprouvent pour l’État des socialistes qui, sur tous les autres points, marchent côte à côte avec nous ; entre ceux-là et nous, nous croyons qu’il existe tout

  1. On sait qu’il y a « incommensurabilité » entre le cercle et le carré, c’est-à-dire qu’il est impossible de construire un carré équivalent à un cercle donné (ou, en d’autres termes, de faire la quadrature d’un cercle). C’est ce que j’aurais eu à répliquer à De Paepe s’il eût prétendu, comme je l’indique dans la note précédente, tirer de ma comparaison un argument en faveur de sa thèse.