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inquiétude pour l’avenir de ma famille, et mon très grand désir de lui donner un refuge et d’assurer au moins jusqu’à un certain point son avenir.


Il faut retenir cet aveu spontané, que le désir d’assurer l’avenir d’Antonia Kwiatkowska et de ses enfants avait été « la plus puissante des raisons » qui avaient déterminé Bakounine à commettre ce qu’il appelle « une trahison envers lui-même et son passé ». Cette faiblesse d’un vieillard envers une jeune femme, qui était pour nous une étrangère et qui ne sympathisait nullement avec les idées qui nous étaient chères[1], nous irrita profondément, nous Jurassiens, lorsque ce qui s’était passé à la Baronata nous fut révélé en septembre 1874[2] ; mais a-t-on bien le droit de condamner avec une inexorable sévérité un homme de cœur qui a péché par une bonté irréfléchie et excessive ?

Bakounine continue en ces termes :


Je dirai donc ce qui par rapport à ma famille se passa entre Cafiero et moi, pour n’y plus revenir. Il me pressa de la faire venir au plus vite, en m’offrant tout l’argent nécessaire à son voyage. Il m’invita en même temps d’écrire à Antonie qu’elle ne devait avoir désormais aucune inquiétude pour l’avenir de ses enfants, cet avenir étant parfaitement assuré. C’est en octobre [1873] que j’envoyai à Antonie d’abord 2000 francs ;... mais ces 2000 fr., envoyés par l’intermédiaire des Ostroga, parurent perdus ;... Antonie et surtout son père m’écrivirent des lettres désespérées : j’en fis part à Cafiero, qui me dit de lui envoyer immédiatement encore 4000 francs, ce que je fis à la fin de mars...

Ai-je besoin de dire que Carlo, dans toutes ces affaires, entreprises et promesses, a été inspiré du plus pur dévouement fraternel, et que ce fut précisément cette grandeur d’âme fraternelle qui me fit accepter aveuglément tout ce qu’il m’avait proposé ? Il y eut encore une autre raison pour cette acceptation : Cafiero s’était cru beaucoup plus riche qu’il ne l’est en effet. Il évaluait sa fortune à quatre cent mille ou même à quatre cent cinquante mille francs. Peut-être aurait-il réalisé cette somme, s’il n’avait pas cru devoir presser la liquidation de ses biens[3]...


Voici la conclusion du Mémoire justificatif :


Pendant tout la nuit [du 27 au 28 juillet], de Locarno à Bellinzona et de Bellinzona à Splügen, je ne fermai naturellement pas l’œil et je pensais à Cafiero. Le résultat de toutes ces pensées est celui-ci : Je ne dois plus rien accepter de Cafiero, pas même ses soins pour ma famille après ma mort. Je ne dois, je ne veux plus tromper Antonie, et sa dignité, sa fierté lui diront ce qu’elle aura à faire. Le coup qu’elle recevra sera terrible, mais je compte sur l’énergie et sur la force héroïque de son carac-

  1. Arthur Arnould, qui a connu Mme  Bakounine depuis la fin de 1874 jusqu’au moment où elle alla résider à Naples après la mort de son mari, écrit d’elle qu’elle était « délicate, jolie, extraordinairement soignée et coquette de sa personne, s’intéressant aux questions sociales un peu moins qu’à ses robes de l’année précédente ; elle avait tous les goûts, toutes les allures, toutes les habitudes de la mondaine ».
  2. Un mot, qui nous fut répété par Cafiero, nous avait particulièrement exaspérés. Pendant qu’on travaillait à l’aménagement et aux embellissements de la Baronata, Bakounine avait dit, à plusieurs reprises, qu’il préparait « un paradis pour Antonie ».
  3. Mais pourquoi Cafiero avait-il « pressé la liquidation de ses biens », sinon pour subvenir aux incessantes demandes d’argent qui lui étaient faites ?