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sur l’argent promis, cet argent était destiné à un autre usage que celui de créer de nouveaux bourgeois. À la suite de cette lettre, nous décidâmes que je retournerais à Locarno pour demander une explication, et nous te priâmes de m’y accompagner. »

Il s’agissait de faire comprendre à Cafiero et à Bakounine que l’atelier coopératif n’était pas une affaire commerciale, et que l’existence de cet atelier était pour la Fédération jurassienne une question d’intérêt majeur. Je ne pensais pas, quant à moi, que Cafiero voulût revenir sur sa décision, qui me paraissait, je dois le dire, tout à fait naturelle. Mais on insista : on me dit qu’on ne me demandait pas de chercher à peser sur la volonté de Cafiero, mais simplement de rendre témoignage qu’à mes yeux le projet des coopérateurs n’avait rien de chimérique, qu’il était sérieux, et que son exécution serait utile pour la Fédération jurassienne. Je consentis ; nous écrivîmes à Cafiero pour le prévenir, et je me mis en route pour Locarno avec Pindy.

Nous couchâmes à Lucerne, pour nous embarquer le lendemain sur le lac des Quatre-Cantons. À notre arrivée à Fluelen, je reçus une dépêche de ma femme : elle m’annonçait qu’après notre départ de Neuchâtel il était arrivé un télégramme de Locarno me disant de ne pas venir, que notre voyage était inutile, et qu’on allait m’écrire. Quelle décision prendre ? rebrousser chemin, ou continuer? Pindy déclara qu’il fallait continuer ; et, en conséquence, après avoir télégraphié à Locarno, nous primes la diligence pour Andermatt, où nous arrivâmes le soir. On était au cœur de l’hiver ; d’énormes chutes de neige avaient rendu impossible depuis trois jours la traversée du col du Gothard ; les travaux de déblaiement entrepris pour frayer dans la neige un passage aux traîneaux venaient justement d’être achevés le soir de notre arrivée, et le premier convoi devait franchir la montagne le lendemain. En effet, le jour suivant, une interminable file de petits traîneaux destinés chacun à deux voyageurs, et dans l’un desquels Pindy et moi nous avions pris place, se mit en marche ; et toute la caravane traversa le col, d’Andermatt à Airolo, sans autres incidents que quelques culbutes dans la neige. À Airolo nous fûmes réinstallés dans les lourdes voitures de la poste, et au milieu de la nuit nous arrivâmes à Bellinzona. Là, comme nous descendions de voiture dans la cour des diligences, un personnage qui nous attendait sortit de l’ombre, se présenta à nous, et se fit reconnaître pour Lodovico Nabruzzi. Il nous tira à part, et d’un air solennel et mystérieux nous déclara qu’on l’avait envoyé de la Baronata au-devant de nous pour nous empêcher d’aller plus loin : il y avait à Locarno, nous dit-il, une nuée de mouchards italiens, qui surveillaient les allées et venues de tous ceux qui entraient à la Baronata ; si nous y allions, nous serions immédiatement signalés comme des conspirateurs, et il en résulterait que le gouvernement suisse prendrait probablement un arrêté d’expulsion contre Bakounine et contre Cafiero ; on nous avait expédié, pour nous empêcher de faire ce voyage, un télégramme dont nous n’avions pas tenu compte ; et maintenant, si nous persistions dans notre démarche téméraire, nous serions responsables des suites fâcheuses qui ne manqueraient pas d’en résulter pour nos amis.

Nous nous regardâmes, Pindy et moi, fort surpris d’un langage aussi inattendu. Nous savions qu’il arrivait fréquemment à la Baronata des visiteurs venant d’Italie, de vrais conspirateurs ceux-là, et qu’on les y recevait ; et nous nous demandions comment notre présence, à nous Jurassiens, pourrait être plus compromettante pour nos amis que celle de leurs hôtes de l’autre côté de la frontière. Mais il était inutile d’insister : nous nous heurtions à un parti-pris évident ; et si, enfreignant la consigne, nous eussions voulu pénétrer quand même dans cette Baronata dont on nous interdisant l’entrée, cette manière d’agir, loin de servir la cause des coopérateurs, n’eût pu que lui nuire. Souhaitant donc le bonsoir à Nabruzzi, qui devait repartir au petit jour, nous allâmes nous coucher, fort déconfits. Le lendemain, nous repassâmes le Gothard, pour porter dans le Jura la fâcheuse nouvelle de notre insuccès.

J’ai dû me demander, plus tard : Était-ce Cafiero qui avait eu l’idée de nous fermer la porte de la Baronata, pour s’épargner l’ennui d’un nouveau