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force me fut de m’entendre avec Cafiero par correspondance, en me sevant d’un langage symbolique qui avait été établi entre nous. Dans une de mes lettres, répondant aux siennes qui protestaient énergiquement contre mon départ [pour l’Espagne], je lui en démontrai l’urgence et lui annonçai en même temps ma résolution de partir aussitôt qu’il m’aurait envoyé la somme nécessaire. J’y ajoutai une prière, celle de devenir le protecteur de ma femme et de mes enfants dans le cas où je succomberais en Espagne… Il me répondit par une lettre toute pleine de fraternelle affection et dans laquelle il me promettait de devenir la providence vigilante des miens. Mais en même temps il protestait encore contre mon départ, et, raison suprême, il ne m’envoya pas l’argent nécessaire pour l’effectuer, soit manque réel d’argent, soit résolution de sa part de ne pas m’en donner pour ce voyage[1]. Alors il me considérait comme un être précieux, absolument nécessaire à notre cercle d’intimes, et que par conséquent il fallait conserver à tout prix, même contre sa volonté. Aujourd’hui il en est venu, paraît-il, à me considérer comme un vieux chiffon absolument inutile et bon à jeter à tous les vents. Il pense qu’il s’est trompé alors, comme il se trompe aujourd’hui. Je n’ai jamais été aussi précieux qu’il avait bien voulu le penser il y a un an, ni aussi inutile qu’il le pense aujourd’hui. Mais passons outre.

Au mois d’août 1873, Cafiero vint enfin à Locarno, libéré de ses frères, et il apporta le premier argent avec lui. Je ne me rappelle pas la somme, mais il la trouvera consignée dans le grand livre de comptes que je lui ai remis la veille de mon départ[2]. Ce que je sais et ce qu’il ne niera pas, sans doute, c’est que l’emploi de cette somme fut réglé entre lui et moi jusqu’aux moindres détails. Entre autres, il y eut quelques mille francs (voir toujours le grand livre) assignés pour le premier paiement de la Baronata, que je venais d’acheter non seulement avec son consentement, mais à la suite de ses plus pressantes sollicitations. D’abord cela ne parut qu’une dépense de quatorze mille francs, qui s’accrurent ensuite de quatre mille francs à cause de la bévue commise par Chiesa[3], qui avait laissé de côté les deux prairies faisant partie de la propriété et sans lesquelles, selon Gavirati[4], d’accord avec tout le monde, cette dernière n’avait aucune valeur[5].

C’est en ce moment que commence l’histoire de nos imaginations et entreprises fantastiques. La Baronata, devenue notre propriété, consistait

  1. Bakounine m’écrivit, à ce moment, pour me dire qu’il était extrêmement désolé de ne pouvoir se rendre en Espagne, faute d’argent. Je n’étais nullement persuadé que sa présence pût être d’une utilité réelle dans la Péninsule ; mais, puisqu’il tenait si vivement à y aller, il me sembla qu’il fallait tout tenter pour lui en fournir les moyens. Je lui annonçai donc que, grâce à une combinaison que je lui expliquais, il me serait possible d’emprunter quinze cent francs, que je mettais à sa disposition. Il me répondit que la somme était insuffisante. Je n’insistai pas, estimant que je n’avais pas d’avis à émettre dans la question.
  2. C’est le lundi 27 juillet 1874 que Bakounine, brouillé avec Cafiero, comme on le verra au chap. VIII, quitta la Baronata.
  3. Remigio Chiesa était un ami tessinois : voir t. II, pages 252 et 254.
  4. Sur le pharmacien Gavirati, voir t. II, pages 132 et 252.
  5. Plus tard, au printemps de 1874, en l’absence de Cafiero (alors en Russie), pour agrandir la Baronata, Bakounine devait acheter encore la propriété Romerio, qui était contiguë et dans laquelle se trouvait un bois.