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dramatique une indifférence qui me navre. Comment ferait-on du théâtre si les parents, dès le premier acte, acceptaient l’élue de leur fils ?… Ah ! l’explication a été orageuse, j’ose le dire. Et comme toute explication qui se respecte, elle a tout embrouillé. Mesdemoiselles et chères auditrices, représentez-vous la scène, je vous prie…

Sylvestre Legoff était trop Français pour s’obstiner dans le désespoir ; à mesure qu’il plaisantait, il retrouvait sa gaieté ; il était consolé, le premier, par les drôleries dont il s’efforçait de consoler les autres. Déjà, ses soucis étaient loin, et prêt à rire et à s’amuser, il indiquait, de la main, des points dans le salon en disant :

— Ici, se tient Charlemagne, en sa haute cathèdre, avec sa barbe florie qui descend sur ses vénérables genoux, ayant couronne en tête, la main de justice dans une des siennes et le globe terrestre dans l’autre. Là, Reine Mère s’érige, sévère et digne, en gardienne du Respect et des Bonnes-Mœurs. Je n’ai pas besoin de vous apprendre, n’est-ce pas, qu’on appelle, dans la bourgeoisie, bonnes mœurs tout ce qui sert à ramasser de l’argent et mauvaises mœurs toutes les actions où il n’y a rien à gratter… Donc, voici la figuration. Et moi, en face d’eux, je crie comme un possédé, j’oppose les droits de l’amour, le devoir qu’a tout être de vivre sa vie, de jeter par-dessus bord famille, honneur, préjugés, société, tout ce qui restreint la destinée, d’être libre, enfin ! Ah ! ils en ont entendu de raides, je vous jure ! Ils étaient indignés. « Mais comprenez donc, leur disais-je, que vous n’avez aucun droit sur moi, aucun, aucun ! Vous me donnez votre avis, parce que je le sollicite respectueusement, mais je peux m’en passer, et je m’en passerai ! » La Reine Mère trépignait. Moi aussi. Concevez-vous cela ? Avoir comme fils la jeunesse moderne, l’anarchie, le bouleversement universel… et vouloir lui imposer ses fantaisies ! J’ai terminé mon speech éloquent par ces mots : « Puisque j’aime Virginie Pioutte, pourquoi diable voulez-vous que j’en épouse une autre ? Vous dites que c’est un caprice. Va pour un caprice ! Mais votre désir de me marier avec Mlle Sorémy en est un également. Vous ne trouverez pas mauvais que je préfère mon caprice