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noir, indifférent, ennuyé, bousculé par les femmes. Las de cette cohue, je m’installai dans un coin plus tranquille. Près de moi, un homme était assis devant une table où moussait un bock. Il se tenait légèrement voûté et regardait en face de lui, sans rien voir. De sa canne, il faisait machinalement des dessins sur le sol. Je ne sais pourquoi il leva la tête, nos yeux se croisèrent, il fixa sur moi un regard dur, aigu, pénétrant, sans indulgence et sans sympathie. Je tressaillis. Ce regard semblait forcer ma mémoire, venir du fond de mes années. Où donc l’avais-je vu ? Cette figure m’était étrangère, mais non point ces prunelles profondes et douloureuses. Je considérai mieux l’inconnu, il semblait triste, il était vêtu avec négligence. Mais, comme dans un moment de distraction, il avait laissé tomber sa canne, je m’aperçus qu’elle portait à la poignée une tête d’aigle.

Et soudain, un brusque éclair me montra le grand jardin baigné de soleil, le lac où se promenaient les cygnes, je revis ma jeunesse et ma mère avec sa plus belle