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ciers quelque autre incident plus grave, comme la corruption de l’air causée quelquefois par la putréfaction de ces corps. Pontoppidan en a cité des exemples, mais jamais on n’avait pensé à rédiger, à l’occasion de pareils faits, un procès-verbal. Celui qui fut rédigé à Stronza offre les notions les plus précises que l’on possède sur la figure du serpent de mer. Nous y voyons notamment ce signe remarquable de la crinière, dont les observateurs plus anciens et les récits des Norvégiens s’accordent à faire mention. Nous le trouvons dans une lettre datée de Bergen, 21 février 1751, où le capitaine Laurent Ferry termine ainsi sa description du serpent de mer qu’il rencontra : « Sa tête, qui s’élevait au-dessus des vagues les plus hautes, ressemblait à celle d’on cheval ; il était de couleur grise, avec la bouche très-brune, les yeux noirs et une longue crinière qui flottait sur son cou. Outre la tête de ce reptile, nous pûmes distinguer sept ou huit de ses replis, qui étaient très-gros et renaissaient à une toise l’un de l’autre. Ayant raconté cette aventure devant une personne qui désira une relation authentique, je la rédigeai et la lui remis avec la signature des deux matelots, témoins oculaires, Nicolas Peterson Kopper et Nicolas Nicolson Angleweven, qui sont prêts à attester sous serment l’a description que j’en ai faite. »

» C’est probablement cette crinière que Paul Égède compare à des oreilles ou à des ailes dans sa description du serpent marin qu’il vit à son second voyage au Groenland : « Le 6 juillet, nous aperçûmes un monstre qui se dressa si haut sur les vagues, que sa tête atteignait la voile du grand mât. Au lieu de nageoires, il avait de grandes oreilles pendantes comme des ailes ; des écailles lui couvraient tout le corps, qui se terminait comme celui d’un serpent. Lorsqu’il se reployait dans l’eau, il s’y jetait en arrière et, dans cette sorte de culbute, il relevait sa queue de toute la longueur du navire. »

» Olaüs Magnus, archevêque d’Upsal au milieu du seizième siècle, fait une mention formelle de cette crinière, dans le portrait du serpent de deux cents pieds de long et de vingt de circonférence, dont il parle comme témoin oculaire : « Ce serpent a une crinière de deux pieds de long ; il est couvert d’écailles et ses yeux brillent comme deux flammes ; il attaque quelquefois un navire, dressant sa tête comme un mât et saisissant les matelots sur le tillac. » Les mêmes caractères, qui se reproduisent dans d’autres récits dont la réunion serait trop longue, se retrouvent dans les descriptions des poètes Scandinaves. Avec une tête de cheval, avec une crinière blanche et des joues noires, ils attribuent au serpent marin six cents pieds de long. Ils ajoutent qu’il se dresse tout à coup comme un mât de vaisseau de ligne, et pousse des sifflements qui effrayent comme le cri d’une tempête. Ici nous apercevons bien les effets de l’exagération poétique, mais nous n’avons pas les données suffisantes pour marquer le point précis où elle abandonne la réalité.

» En comparant ces notions[1] avec ce que peuvent nous offrir d’analogue les traditions du moyen âge et de l’antiquité, je trouve des similitudes frappantes dans la description qu’Albert le Grand nous a laissée du grand serpent de l’Inde : « Avicenne en vit un, dit-il, dont le cou était garni dans toute sa longueur de poils longs et gros comme la crinière d’un cheval. » Albert ajoute que ces serpents ont à chaque mâchoire trois dents longues et proéminentes. Cette dernière circonstance paraît une vague réminiscence de ce que Ctésias, dans ses Indiques, et d’après lui Élien, dans ses Propriétés des animaux, ont rapporté du ver du Gange. Pour la dimension, ce ver est sans doute inférieur à la grandeur que peut atteindre le serpent marin, puisque ces auteurs grecs lui donnent sept coudées de long et une circonférence telle qu’un enfant de dix ans aurait de la peine à l’embrasser. Les deux dents dont ils le disent pourvu, une à chaque mâchoire, lui servent à saisir les bœufs, les chevaux ou les chameaux qu’il trouve sur la rive du fleuve, où il les entraîne et les dévore. Il est à propos de remarquer ici qu’un grand nombre de traits d’Hérodote et même de Ctésias, rejetés d’abord comme des contes ridicules, ont été plus tard repris pour ainsi dire en sous-œuvre par la science, qui souvent y a découvert des faits vrais et même peu altérés. Malte-Brun a plusieurs fois envisagé Ctésias sous ce point de vue.

» Nous arrivons naturellement à l’épouvantable animal appelé odontotyrannus, dans les récits romanesques des merveilles qu’Alexandre rencontra dans l’Inde. Tous les romans dû moyen âge sur ce conquérant, provenant des textes grecs désignés sous le nom du Pseudo-Callisthène, sont unanimes sur l’odontotyrannus, dont parlent aussi plusieurs auteurs byzantins. Tous en font un animal amphibie, vivant dans le Gange et sur ses bords, d’une taille dont la grandeur dépasse toute vraisemblance, « telle, dit Palladius, qu’il peut avaler un éléphant tout entier ». Quelque ridicule que paraisse cette dernière circonstance, on pourrait y voir mie allusion hyperbolique à la manière dont les plus gros serpents terrestres dévorent les grands quadrupèdes, comme les chevaux et les bœufs ; ils les avalent en effet sans les diviser, mais après les avoir broyés, allongés en une sorte de rouleau informe, par les puissantes étreintes et les secousses terribles de leurs replis. Il est vrai que M. Grœfe, par une docte dissertation insérée dans les Mémoires de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, a prétendu que l’odontotyrannus des traditions du

  1. Fournies par l’auteur anglais d’un article de la Retrospective Review, traduit en 1835 dans la Revue britannique.