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REI
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cette sage et pieuse fille n’était plus « une créature humaine, mais un monstre hideux, qui hurlait, qui beuglait, qui jappait, qui grinçait des dents, qui rugissait ; que son œil fauve alors ne pouvait plus voir le ciel, ni supporter la douce lumière du jour ; qu’elle se tenait enfermée dans l’ombre et se cachait à tous les regards ; enfin que le malheur de cette infortunée était impénétrable. »

M. Roze des Ordons obtint assez difficilement la permission de voir cette calamité affreuse : mais enfin il l’obtint : il fut bientôt accompagné d’un notaire du voisinage et du curé de Riel. Les habitants, qui le savaient disposé à voir la possédée dans sa crise, le suivaient de l’œil, comme on suit un insensé qui parle de se jeter à la rivière. Quand la parente de Reine prit sa grosse clef pour ouvrir la porte du lieu où se renfermait la possédée, les curieux s’arrêtèrent pour entrevoir de loin ce qui allait se passer. — Mais laissons le narrateur raconter lui-même. « Tout cela n’était pas rassurant, dit-il. Je recommandai à notre introductrice de ne pas fermer la porte sur nous ; je lui dis que la porte, restée ouverte, nous permettrait mieux de voir au fond du sombre appartement ; mais c’était, en réalité, pour me ménager une retraite en cas d’accident. D’un tour de clef la porte nous est ouverte ; j’entre hardiment, je vais droit au lit et je soulève le rideau. Un cri affreux s’est fait entendre ; j’avance en m’écriant : Reine, ma bonne Reine, écoutez-moi.

» Des hurlements de bête féroce, d’horribles imprécations, des vociférations assourdissantes couvrent ma voix. Je vois tourbillonner devant moi quelque chose qui rugit, qui souffle, qui râle… Une tête qui bat sur ses épaules avec

une telle violence que je ne puis en distinguer les traits… Un corps qui roule comme un serpent et bondit par soubresauts terribles à se briser contre les murailles. Plus j’insiste pour être entendu, plus la rage redouble, plus la tempête devient furieuse. On criait au dehors : Retirez-vous, monsieur, retirez-vous ; elle va se tuer. Le notaire était déjà bien loin. M. le curé, que des personnes charitables avaient fait prévenir, accourait avec une jeune femme tenant un enfant dans ses bras. Cette femme, pâle et émue, était arrêtée devant la porte ; elle semblait vouloir me parler et me montrait son enfant. On me criait : «Prenez l’enfant, ne craignez rien ; prenez donc vite et le portez sur Reine. » Je regardais, j’écoutais et je ne comprenais point.

» Enfin, la jeune femme, surmontant sa frayeur, entre précipitamment, va droit au lit et pose son enfant sur le corps enragé. O prodige inouï et incompréhensible, marque éclatante de la puissance du ciel sur celle de l’enfer ! O spectacle admirable et que je n’oublierai de ma vie ! ô science attendrissante et digne des anges, qui fait encore couler mes larmes ! À peine l’innocente créature a-t-elle touché la possédée que le corps de Reine, comme frappé de la foudre, s’affaisse sur lui-même sans mouvement, sans voix. Le calme succède à la tempête, le tumulte a fait place à un silence profond !

» Alors je vois une tête humaine, une figure angélique, un doux regard fixé sur moi… Je vois la pauvre Reine ! Tout le monde, rassuré, envahit la demeure ; on approche du lit, dont on répare le désordre. On tend la main à Reine. Ma bonne Reine, lui dit-on, c’est M. Roze qui vient vous voir et qui ne voulait pas s’en aller sans vous faire ses adieux et vous dire un mot d’amitié.

» — Ah ! monsieur, que je suis reconnaissante, dit alors la pauvre affligée ; je savais bien que c’était vous, vous vous êtes nommé en entrant ; vous m’avez dit de me calmer, de me contenir un peu pour vous entendre ; je vous entendais parfaitement, mais je ne pouvais pas vous répondre : je n’avais plus l’usage de ma parole, car ce n’est pas moi qui blasphème le saint nom de Dieu, croyez-le bien, mon cher monsieur ; j’aimerais mieux mourir ! Mon corps seul est coupable, puisqu’il sert au démon ; mais mon âme n’est pas en son pouvoir ; il ne l’aura jamais, elle n’appartient qu’à Dieu.

» — Et c’est donc ce petit enfant, ma bonne Reine, qui calme vos tourments et chasse le démon ?

» — Oh ! oui, monsieur ; tant que cette innocente créature est dans mes bras, je suis comme inviolable, et le démon n’oserait pas profaner ce qu’il touche ; mais je retomberai sous sa puissance dès que mon ange m’abandonnera.

» Et la pauvre fille nous regardait avec un doux sourire ; elle semblait toute heureuse de l’intérêt que nous lui témoignions et du bien-être, hélas ! de si courte durée qu’elle goûtait avec nous. Elle comblait de caresses son petit ange gardien. L’enfant tendait toujours ses bras à sa mère, qui amusait son impatience pour prolonger le plus longtemps possible cette touchante entrevue. Mais enfin il fallut bien céder à ses instances réitérées. La pauvre Reine s’en aperçut, et je la vis pâlir. Le charme allait cesser, et nous touchions à cet instant terrible dont l’attente serrait tous les cœurs.

» À peine la jeune femme eut-elle enlevé son enfant des bras de l’infortunée, que l’on vit ses bras se tordre et s’agiter de désespoir, comme s’ils eussent ressenti les flammes de l’enfer, bientôt la rage du démon, si merveilleusement enchaînée, si longtemps comprimée, éclatait en affreux rugissements. Un spectre échevelé se dressait devant nos yeux. Il fallut fuir. En un instant la chambre fut déserte. Je sortis le dernier ; mais je restai cloué derrière cette porte, écoutant, dans une muette terreur, ces cris