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son visage. L’enfant répondit qu’il le voyait. Le magicien demanda un réchaud qui fut apporté sur-le-champ ; puis il déroula trois petits cornets de papier qui contenaient différents ingrédients, qu’il jeta en proportion calculée sur le feu. Il l’engagea de nouveau à chercher dans l’encre le reflet de ses yeux, à regarder bien attentivement, et à l’avertir dès qu’il verrait paraître un soldat turc balayant une place. L’enfant baissa la tête ; les parfums pétillèrent au milieu des charbons : et le magicien, d’abord à voix basse, puis l’élevant davantage, prononça une kyrielle de mots dont à peine quelques-uns arrivèrent distinctement à nos oreilles. — Le silence était profond ; l’enfant avait les yeux fixés sur sa main ; la fumée s’éleva en larges flocons, répandant une odeur forte et aromatique. Achmed, impassible, semblait vouloir stimuler de sa voix, qui de douce devenait saccadée, une apparition trop tardive, quand tout à coup, jetant sa tête en arrière, poussant des cris et pleurant amèrement, l’enfant nous dit, à travers les sanglots qui le suffoquaient, qu’il ne voulait plus regarder, qu’il avait vu une figure affreuse ; il semblait terrifié. L’Algérien n’en parut point étonné, il dit simplement : — Cet enfant a eu peur, laissez-le ; en le forçant, on pourrait lui frapper trop vivement l’imagination.

» On amena un petit Arabe au service de la maison et qui n’avait jamais vu ni rencontré le magicien ; peu intimidé de tout ce qui venait de se passer, il se prêta gaiement aux préparatifs et fixa bientôt ses regards dans le creux de sa main, sur le reflet de sa figure, qu’on apercevait même de côté, vacillant dans l’encre. — Les parfums recommencèrent à s’élancer en fumée épaisse, et les formules parlées en un chant monotone, se renforçant et diminuant par intervalles, semblaient devoir soutenir son attention : — Le voilà, s’écria-t-il, et nous remarquâmes l’émotion soudaine avec laquelle il porta ses regards sur le centre des signes magiques. — Comment est-il habillé ? — Il a une veste rouge brodée d’argent, un turban et des pistolets à sa ceinture. — Que fait-il ? — Il balaye une place devant une grande tente riche et belle ; elle est rayée de rouge et de vert avec des boules d’or en haut. — Regarde qui vient à présent ? — C’est le sultan suivi de tout son monde. Oh ! que c’est beau !… Et l’enfant regardait à droite et à gauche, comme dans les verres d’une optique dont on cherche à étendre l’espace. — Comment est son cheval ? — Blanc, avec des plumes sur la tête. — Et le sultan ? — Il a une barbe noire, un benisch vert.

» Ensuite l’Algérien nous dit : Maintenant, messieurs, nommez la personne que vous désirez faire paraître ; ayant soin seulement de bien articuler les noms, afin qu’il ne puisse pas y avoir d’erreur. Nous nous regardâmes tous, et, comme toujours, dans ce moment personne ne retrouva un nom dans sa mémoire. — Shakspeare, dit enfin le major Félix, compagnon de voyage de lord Prudhoe. — Ordonnez au soldat d’amener Shakspeare, dit l’Algérien. — Amène Shakspeare ! cria l’enfant d’une voix de maître. — Le voilà ! ajouta-t-il après le temps nécessaire pour écouter quelques-unes des formules inintelligibles du sorcier. Notre étonnement serait difficile à décrire, aussi bien que la fixité de notre attention aux réponses de l’enfant. — Comment est-il ? — Il porte un benisch noir ; il est tout habillé de noir, il a une barbe. — Est-ce lui ? nous demanda le magicien d’un air fort naturel, vous pouvez d’ailleurs vous informer de son pays, de son âge. — Eh bien, où est-il né ? dis-je. — Dans un pays tout entouré d’eau. Cette réponse nous étonna encore davantage. — Faites venir Cradock, ajouta lord Prudhoe avec cette impatience d’un homme qui craint de se fier trop facilement à une supercherie. Le caouas (soldat turc) l’amena. — Comment est-il habillé ? — Il a un habit rouge, sur sa tête un grand tarbousch noir, et quelles drôles de bottes ! je n’en ai jamais vu de pareilles : elles sont noires et lui viennent par-dessus les jambes.

» Toutes ces réponses dont on retrouvait la vérité sous un embarras naturel d’expressions qu’il aurait été impossible de feindre, étaient d’autant plus extraordinaires qu’elles indiquaient d’une manière évidente que l’enfant avait sous les yeux des choses entièrement neuves pour lui. Ainsi, Shakspeare avait le petit manteau noir de l’époque, qu’on appelait benisch, et tout le costume de couleur noire qui ne pouvait se rapporter qu’à un Européen, puisque le noir ne se porte pas en Orient, et en y ajoutant une barbe que les Européens ne portent pas avec le costume franc, c’était une nouveauté aux yeux de l’enfant. Le lieu de sa naissance, expliqué par un pays tout entouré d’eau, est à lui seul surprenant. Quant à l’apparition de M. Cradock, qui était alors en mission diplomatique près du pacha, elle est encore plus singulière ; car le grand tarbousch noir, qui est le chapeau militaire à trois cornes, et ces bottes noires qui se portent par-dessus la culotte, étaient des choses que l’enfant avouait n’avoir jamais vues auparavant ; et pourtant elles lui apparaissaient.

» Nous fîmes encore apparaître plusieurs personnes ; et chaque réponse, au milieu de son irrégularité, nous laissait toujours une profonde impression. Enfin le magicien nous avertit que l’enfant se fatiguait ; il lui releva la tête, en lui appliquant ses pouces sur les yeux et en prononçant des paroles mystérieuses ; puis il le laissa. L’enfant était comme ivre : ses yeux n’avaient point une direction fixe, son front était couvert de sueur ; tout son être semblait violemment attaqué. Cependant il se remit peu à peu, devint gai, content de ce qu’il avait vu ; il se plaisait à le raconter, à en rappeler toutes les circon-