Page:Jacques Collin de Plancy - Dictionnaire infernal.pdf/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
HAR
HAR
— 325 —

clave à son voisin ; il a deviné juste, et pourtant jamais rien de semblable ne s’est présenté à ses yeux. — Et puis, reprit l’enfant après quelques secondes, car il parlait lentement et par mots entrecoupés, cette belle dame a trois jambes ! L’effort que fit le harvi pour ne pas anéantir le négrillon d’un coup de poing se trahit par un sourire forcé. Il lui répéta avec une douceur contrainte, une grâce pleine de rage : — Shouf ta’ib ! regarde bien ! L’enfant tremblait ; toutefois il affirma que le personnage évoqué dans le creux de sa main avait trois jambes.

» Aucun de nous ne put se rendre compte de l’illusion ; mais on fit retirer le petit nègre, qui fut remplacé par un autre en tout semblable. Durant cette interruption, le sorcier avait marmotté bon nombre de phrases magiques et brûlé force papiers. L’assemblée fumait, le café circulait sans cesse : l’animation allait croissant. On convint d’évoquer cette fois sir F. S…, facile à reconnaître, puisqu’il a perdu un bras. Le nouveau négrillon prit la place du premier, abaissa de même sa tête sur la goutte d’encre, et l’on fit silence. — Sir F. S… ! dit une voix dans l’assemblée, et l’enfant répéta, syllabe par syllabe, ce nom tout à fait barbare pour lui. Ainsi que son prédécesseur, il déclara voir des chevaux, des chameaux, des bannières et des troupes de musiciens : c’est le prélude ordinaire, le chaos qui se débrouille avant que la lumière magique de la goutte d’encre éclaire le personnage demandé. Le harvi ne comprend ni le français, ni l’anglais, ni l’italien ; mais, habitué à lire dans les regards du public, il devina qu’on lui proposait un sujet marqué par quelque signe particulier. Jadis on lui avait demandé de faire paraître Nelson, à qui, comme chacun sait, il manquait un bras et une jambe, et il avait rencontré juste, grâce à la célébrité du héros. Cette fois, il eut vent de quelque tour de ce genre ; aussi, après bien des réponses confuses, l’enfant s’écria : — Je vois un monsieur ! c’est un chrétien, il n’a pas de turban : son habit est vert… Je ne vois qu’un bras ! À ces mots, nous échangeâmes un sourire, comme des gens qui s’avouent vaincus : il fallait croire à la magie… Mais mon voisin l’esprit fort, après avoir fait bouillonner l’eau de son narguilé avec un bruit effroyable, regarda le harvi. Je remarquai que notre pensée avait été mal interprétée par le devin, et qu’il chancelait dans son affirmation, supposant que nous avions ri de pitié. Il demanda donc à l’enfant : — Tu ne vois qu’un bras ? Et l’autre ? L’enfant ne répondit pas, et il se fit un grand silence. On entendit les petits papiers s’enflammer plus vivement sur le réchaud. — L’autre bras, reprit le négrillon… je le vois : ce monsieur le met devant son dos, et il tient un gant de cette main !… »

Ainsi le harvi qui opéra devant M. Th. Pavie ne fut pas heureux ou ne fut pas adroit[1]. M. Léon de Laborde avait été plus favorisé ; car voici un fragment curieux qu’il a publié en 1833 dans la Revue des deux mondes, et qu’on retrouve dans ses Commentaires géographiques sur la Genèse.

« L’Orient, cet antique pays, ce vieux berceau de tous les arts et de toutes les sciences, fut aussi et de tout temps le domaine du savoir occulte et des secrets puissants qui frappent l’imagination des peuples. J’étais établi au Caire depuis plusieurs mois (1827), quand je fus averti un matin par lord Prudhoe qu’un Algérien[2], sorcier de son métier, devait venir chez lui pour lui montrer un tour de magie qu’on disait extraordinaire. Bien que j’eusse alors peu de confiance dans la magie orientale, j’acceptai l’invitation ; c’était d’ailleurs une occasion de me trouver en compagnie fort agréable. Lord Prudhoe me reçut avec sa bonté ordinaire et cette humeur enjouée qu’il avait su conserver au milieu de ses connaissances si variées et de ses recherches assidues dans les contrées les plus difficiles à parcourir. Un homme grand et beau, portant turban vert et benisch de même couleur, entra : c’était l’Algérien. Il laissa ses souliers sur le bout du tapis, alla s’asseoir sur un divan et nous salua tous, à tour de rôle, de la formule en usage en Égypte. Il avait une physionomie douce et affable, un regard vif, perçant, je dirai même accablant, et qu’il semblait éviter de fixer, dirigeant ses yeux à droite et à gauche plutôt que sur la personne à laquelle il parlait ; du reste, n’ayant rien de ces airs étranges qui dénotent des talents surnaturels et le métier de magicien. Habillé comme les écrivains ou les hommes de loi, il parlait fort simplement de toutes choses et même de sa science, sans emphase ni mystère, surtout de ses expériences, qu’il faisait ainsi en public et qui semblaient à ses yeux plutôt un jeu, à côté de ses autres secrets qu’il ne faisait qu’indiquer dans la conversation. On lui apporta la pipe et le café, et pendant qu’il parlait, on fit venir deux enfants sur lesquels il devait opérer.

» Le spectacle alors commença. Toute la société se rangea en cercle autour de l’Algérien, qui fit asseoir un des enfants près de lui, lui prit la main et sembla le regarder attentivement. Cet enfant, fils d’un Européen, était âgé de onze ans et parlait parfaitement l’arabe. Achmed, voyant son inquiétude au moment où il tirait de son écritoire sa plume de jonc, lui dit : — N’aie pas peur, enfant, je vais t’écrire quelques mots dans la main, tu y regarderas, et voilà tout. L’enfant se remit de sa frayeur, et l’Algérien lui traça dans la main un carré, entremêlé bizarrement de lettres et de chiffres, versa au milieu une encre épaisse et lui dit de chercher le reflet de

  1. L’extrait qu’on vient de lire de M. Théodore Pavie a vu le jour en 1839.
  2. Ce n’était pas celui que vit plus tard M. Pavie.