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LE MARTYRE

vie quotidienne pour maintenir qu’il n’était pas un simple « officier de distinction », selon la formule de l’amiral Cockburn, celui qui disait n’avoir jamais su qu’un empereur se fût trouvé à bord du Northumberland. Ainsi l’idée dynastique était sauve. Et peut‑être n’eût-on pas vu un second Empire si l’ordre n’avait été donné à Longwood de ne pas savoir non plus qu’il s’y trouvât un général Bonaparte.

Avec la même ténacité, Napoléon défendait sa porte contre les visites domiciliaires. Il s’enferma chez lui plutôt que d’être suivi dans ses promenades, réduisit Hudson Lowe à le faire observer par des espions. Un peu théâtralement, il mit en vente son argenterie — dont on lui rapporta ensuite plusieurs pièces — afin qu’on n’ignorât pas que l’Angleterre lui mesurait les moyens d’existence. Un jour même, il commanda que son lit fût brisé pour avoir du feu. Surtout il ne cessait d’accuser ses bourreaux de l’avoir condamné à une mort lente, de le tuer « à coups d’épingles ». Il imputait l’état de sa santé au climat « mortifère » bien qu’il eût une tumeur du pylore, le squirre de son père, et ne l’ignorât pas. La maladie de foie qui régnait à Sainte‑Hélène l’épargna, ainsi, du reste, que ses compagnons. Mais il fallait que les Anglais l’eussent assassiné : « Il n’y a que mon martyre, disait‑il, qui puisse rendre la couronne à ma dynastie. »

C’est avec cet esprit de politique que Napoléon, servi à souhait par Hudson Lowe et secondé par les mémorialistes de Sainte-Hélène, a grossi des souffrances dont la plus grande était morale. Pour l’effet qu’il cherchait, il fallait qu’il fût persécuté, et la lutte qu’il soutenait sur les points où il était irréductible aggravait la persécution. Dans toutes les hypothèses, c’était bien calculé. Une soumission résignée lui eût valu quelques commodités, quelques adoucissements. Que n’y eût‑il pas perdu ! Soit qu’il considérât que lui‑même n’était pas tout à fait hors de la chance des événements, soit qu’il pensât à Na-