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NAPOLÉON

gnards qui pleurent, ce général et ce drapeau que le héros malheureux embrasse, tout est parfait pour l’émotion, composé par un artiste, par un homme de lettres qui sait qu’une des tâches qui lui restent, c’est d’embellir sa tragédie et de transposer la magie de son nom dans le souvenir. « Si j’ai consenti à me survivre, c’est pour servir encore à votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble. » Écrire, c’est le mot capital de ces adieux à la Grande Armée. Napoléon se sent devenir légendaire.

Et pourtant il aura une défaillance affreuse. Précipité de ce trône prodigieux, meurtri de sa chute, l’autre empire, celui qu’il exercera sur l’esprit des humains, ne l’exalte pas assez pour que la déchéance ne lui soit pas cruelle. De Fontainebleau à Fréjus, le voyage du prisonnier, conduit et surveillé par les commissaires étrangers, sera son premier martyre. Près de Valence, il rencontra Augereau qui le tutoya grossièrement, lui reprocha son ambition qui l’avait conduit là. L’empereur subit sans répondre l’outrage du défectionnaire de Lyon et reçut son accolade. Il avait dit : « Ce n’est pas le peuple qui manque d’énergie ; ce sont les hommes que j’ai placés à sa tête qui me trahissent. » Il perdit contenance et courage devant les injures et les menaces du peuple. L’impopularité, il ne l’avait pas encore vue de près. En Provence, il rencontra la haine, des cris de mort, des couteaux levés. À Orgon, la foule l’entoure, brise les vitres de sa voiture. Devant l’auberge où il s’arrête, il se voit pendu en effigie, un mannequin à son image, barbouillé de sang. Il se dissimulait derrière le général Bertrand, refusait le vin et la nourriture de peur du poison, et, quand il restait seul, on le trouvait en pleurs. Ne se croyant plus en sûreté que sous un déguisement, il mit une cocarde blanche, enfourcha un cheval de poste et galopa devant le cortège comme un courrier. Puis, harassé, toujours