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L’OUVRAGE DE TILSIT

les regards des deux armées rangées sur chaque rive, des souverains, non seulement puissants mais « amis des lumières », qui se battaient la veille, s’embrassent aujourd’hui, c’est une mise en scène où la main et le savoir-faire de Bonaparte se reconnaissent, avec cette « intelligence de l’imagination des peuples » qui est une de ses facultés maîtresses, une des grandes raisons de son pouvoir sur l’esprit des humains. On croit lire le poème philosophique qu’eût écrit Voltaire sur cette arche du Niémen, arche de concorde pour despotes éclairés.

Napoléon s’était promis de séduire Alexandre, sûr de ne pas être séduit lui-même. Il sortit de la première entrevue enchanté de ce « fort beau, bon et jeune empereur ». Il devait bientôt découvrir chez lui « un Grec du Bas-Empire  ». Il en était alors au sentiment naturel de jouir de sa conquête. Il avait le goût de plaire et il en avait le talent. Tous ceux qui l’ont approché ont parlé du charme, de la « puissance magique » qu’il savait donner à son regard, surtout à son sourire, de « l’âme » qu’il savait mettre sur ses lèvres et dans ses yeux. Alexandre voit le grand homme du siècle, le redoutable capitaine, aimable, caressant, magnanime, faisant oublier qu’il est le vainqueur, d’autant plus persuasif qu’il est plus sincère et il est sincère parce qu’il touche enfin au but de sa politique. D’un seul coup, un coup de foudre, admirablement préparé, comme un haut fait de séducteur, l’exploit d’un Valmont impérial, Alexandre est conquis. Il dira ce mot féminin et qui n’était pas tout à fait menteur : « Je n’ai rien aimé plus que cet homme. » C’est un épisode des Liaisons dangereuses pendant les nuits blanches des étés du septentrion.

Maintenant Napoléon et Alexandre ne se quittent plus, partagent les repas, les promenades, les pensées. Il n’y a qu’une ombre, un vague remords pour le tsar. Ce sont ses alliés, le roi et la reine de Prusse, qui ont tout perdu parce qu’ils ont cru