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NAPOLÉON

tachée. Mais il espérait mieux, et si, à l’amitié de Frédéric‑Guillaume, il pouvait ajouter celle de l’empereur Alexandre, il lui semblait que le but serait bien près d’être atteint, que les victoires navales de l’Angleterre resteraient stériles, que l’Empire français, dans ses limites, ne serait plus discuté. Et peut‑être n’était‑il pas absurde de penser que Trafalgar même, qui rendait les alliances continentales encore plus nécessaires à la France, pouvait servir à les former et que la Russie verrait avec crainte l’Angleterre maîtresse des mers par la victoire de Nelson. C’est pourquoi, avant de livrer bataille, Napoléon tenta de négocier avec Alexandre.

Le temps n’était pas encore venu où les deux empereurs s’embrasseraient et se partageraient le monde. À la veille d’Austerlitz, la Russie demandait ce que, d’accord avec les Alliés, elle imposerait en 1814. Les conditions de paix qu’apporta Dolgorouki étaient celles du pacte anglo-russe, évacuation de l’Italie, restitution de la rive gauche du Rhin, abandon de la Belgique qui serait réunie à la Hollande. « Quoi ! Bruxelles aussi ? répondit l’empereur. Mais nous sommes en Moravie, et vous seriez sur les hauteurs de Montmartre que vous n’obtiendriez pas Bruxelles. » Les hauteurs de Montmartre ! Mot singulier, non seulement parce qu’il préfigure exactement un avenir déjà prochain, mais parce qu’il révèle chez Bonaparte ce qu’il a peut-être le mieux caché, ce qu’il n’a trahi que par éclairs et pour des observateurs très pénétrants, c’est-à-dire le sentiment exact d’une situation précaire et d’une marche sur la corde raide.

Ce sentiment rend compte de bien des choses qui, autrement, sont obscures. L’empereur attend, il espère toujours la paix. Il ne se bat que pour l’obtenir. Quand on la lui refuse, ou quand on la rompt, il frappe un grand coup, croyant toujours que ce sera le dernier. Nous voyons Austerlitz sous les couleurs naïves d’une image d’Épinal, les soldats,