Page:Jacques Bainville - Napoléon.djvu/272

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
267
AUSTERLITZ MAIS TRAFALGAR

Villeneuve est peut‑être l’homme qui a changé l’histoire de Bonaparte, qui est elle‑même la preuve permanente de l’action personnelle des individus sur le cours des événements. L’échec d’un des plus grands projets de l’empereur — et, par la suite, la déviation fatale d’une guerre où l’Angleterre restait la principale ennemie — a tenu à un marin dont le cœur était contradictoire. Ce que les instructions les plus précises, les ordres réitérés, les encouragements, les félicitations mêmes n’avaient pu, les reproches et les affronts le faisaient maintenant, mais pour amener le désastre. Lorsque l’empereur avait appris que Villeneuve, tournant le dos à la Manche, s’était dirigé sur Cadix, il lui avait, dans sa fureur, adressé les injures les plus cruelles. Ses lettres à Decrès sont terribles. « Villeneuve est un misérable qu’il faut chasser ignominieusement. Sans combinaisons, sans courage, sans intérêt général, il sacrifierait tout pourvu qu’il sauve sa peau. » Tout avait échoué par sa « conduite infâme ». Villeneuve qui ne manquait pas de bravoure, mais de confiance, ne voulut pas rester sous une accusation de lâcheté. Pour que son escadre ne demeurât pas inutile, elle devait, l’ordre lui en avait été envoyé le 14 septembre de Saint‑Cloud, se livrer à une « diversion puissante » en Méditerranée. Il s’agissait de paraître devant Naples, allié de l’ennemi, mais surtout de garder des forces navales dans la mer intérieure pour ne pas la livrer aux Anglais. Villeneuve perdit encore quelques jours dans le doute. Allait‑il affronter, dans les pires conditions, le combat qu’il avait toujours craint ? Mais il avait à laver son honneur. Le malheureux acheva sa carrière en jouant le sort de la marine française, en un jour, en un coup de désespoir, contre la flotte anglaise commandée par son plus grand homme de guerre.

C’est ici qu’il faut voir le double tableau, Napoléon, à Ulm, dans un triomphe à peine sanglant et la Grande Armée se pénétrant du sentiment