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NAPOLÉON

qui donne ce récit, ajoute : « Ce propos parvint aux oreilles du premier Consul qui, comme de raison, avait au Tribunat ses espions, et qui jugea habilement qu’un homme qui s’était prononcé si énergiquement contre les Bourbons était le plus propre à l’élever à l’Empire. Un empereur sorti de la Convention devait, en effet, être, aux yeux de Curée, ce qu’il y avait de plus rassurant contre le retour de l’ancienne dynastie. »

Désigné par un simple mot, mais d’une singulière éloquence (« Bonaparte s’est fait de la Convention »), Curée était un entre mille. Il était la voix du peuple qui avait fait la Révolution, celle des régicides qui en avaient le dépôt. Ayant versé le même sang, Bonaparte devenait un des leurs. Il signait le même pacte. Depuis 1793, il fallait, pour gouverner, avoir voté la mort de Louis XVI. C’était la loi non écrite des constitutions républicaines. Quiconque « a coopéré à ce grand acte », disait Thuriot, quiconque en a couru les risques, a droit au pouvoir. En doivent être exclus ceux « qui n’ont rien hasardé ». Sieyès, votant, avait été la caution du 18 brumaire. Pour aller au‑delà, pour sortir de la République, mais par la porte de la Révolution, ne fallait‑il pas que cette loi de sang fût encore obéie ? Bonaparte, pour ce dernier pas, ne pouvait plus se couvrir de personne. La ligne de démarcation, il devait la tracer lui‑même entre l’ancienne royauté et la monarchie nouvelle. L’engagement sans retour et qui le rendrait insoupçonnable ne serait signé que par un acte aussi terrible que celui du 21 janvier.

Était-ce nécessaire ? Bonaparte avait‑il besoin de ce fossé sanglant pour devenir empereur ? On ne répond pas à la question quand on suppose que le crime a été l’œuvre de ses deux mauvais génies. Calculateurs profonds, funestes conseillers, Talleyrand et Fouché, à qui le premier Consul ne semblait pas, selon l’expression puissante de Balzac, « aussi marié qu’ils l’étaient eux‑mêmes à la Révolution »,