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LE FOSSÉ SANGLANT

terrible et hardi lui apparut comme apporté par la conjoncture pour faire rebondir l’action, selon les règles de ce théâtre tragique dont il était nourri, où il ne se lassait pas d’entendre Talma.

La mort du duc d’Enghien, à quoi bon tenter de l’en disculper ? Il a tout pris sur lui. Il n’a pas rejeté la faute sur d’autres. Devant Dieu et les hommes, devant son fils, dans l’acte de sa dernière volonté, à Longwood, il a tenu à s’en déclarer responsable. Impénétrable au moment même, autant qu’insensible aux prières ou aux reproches, il n’a pas caché, plus tard, ce qu’il ne pouvait dire au lendemain de la chose accomplie telle qu’il l’avait voulue. Il a révélé la raison qui, lui ayant fait accepter la pensée de ce crime, l’y avait poussé, puis fixé. « C’était un sacrifice nécessaire à ma sécurité et à ma grandeur. » Tout tient dans le dernier mot.

Peu de crimes politiques auront été calculés plus froidement. Pourtant, l’idée de s’en prendre au duc d’Enghien ne vint pas toute seule à Bonaparte. Elle lui fut inspirée par les circonstances et si, comme il y a lieu de le croire, Talleyrand la lui suggéra et fut l’Iago de ce drame, la suggestion sortait toute seule des faits. Ce n’est pas une excuse pour Bonaparte. Du moins faut‑il voir comment la tentation naquit et grandit en lui.

Nous savons pourquoi Georges différait l’enlèvement du premier Consul. Il attendait qu’un des princes fût à Paris et ce détail était connu de la police, déjà sur la trace des conspirateurs. Dès lors le projet de s’emparer de ce prince, quel qu’il fût, de le condamner et de le fusiller, se présentait à l’esprit avec les vastes conséquences d’un exemple aussi éclatant. Des paroles irritées échappaient à Bonaparte, comme d’une âme qui ne se contient plus : « Mon sang vaut bien le leur ! » disait-il des Bourbons. Il brûlait d’en tenir un. Lequel ? Aucun ne venait. Serait-ce le comte d’Artois, le duc de Berry, le duc d’Enghien ? Celui-là résidait à Ettenheim, en pays badois, tout