Page:Jacques Bainville - Napoléon.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
177
À LA MERCI D’UN COUP DE PISTOLET

que l’homme de brumaire n’eût paru sur la scène, comme tant d’autres, illustres ou obscurs, depuis dix ans, que pour en descendre à son tour ! Alors par qui le remplacer ? Les uns, afin de garder un reflet du nom, songent à Joseph Bonaparte, ou plutôt c’est Joseph qui se propose. Aîné, chef de famille, il trouve tout naturel que la place lui revienne, et la source de ses difficultés prochaines avec son frère est là. D’autres pensent à Carnot, à La Fayette, pour donner, avec la formule bonapartiste, additionnée d’un peu de Washington, un coup de barre à gauche. Fouché et Talleyrand se concertent en vue d’un triumvirat auquel ils associeraient un « collègue commode », le sénateur Clément de Ris, celui qui, bientôt, sera enlevé et séquestré, dans les circonstances mystérieuses et qu’on n’a jamais pu éclaircir, dont Balzac a fait Une ténébreuse affaire. Enfin, on parle, on se conduit comme si la succession du premier Consul était ouverte. La certitude qu’il est vivant et que la défaite s’est transformée en victoire coupe court à ces combinaisons. Mais Bonaparte, informé, inquiet de ce qui se passe en son absence, se hâte de signer un armistice honorable pour Mélas et de revenir à Paris. Dès le 2 juillet, il est de retour.

Avec un cœur vieilli, disait‑il lui‑même, comme si déjà il n’en savait pas assez sur les hommes. Et avec un cœur amer, avec une méfiance qui ne le quittera plus. Il a vu l’abîme ouvert sous ses pas. Il sait que jamais il ne pourra compter sur personne, pas même sur ses frères, encore moins sur ses compagnons d’armes. Les généraux ? Pas un, disait-il à Chaptal, « qui ne se croie les mêmes droits que moi ». Plusieurs d’entre eux, dans le complot dit de Rueil, ne s’aviseront-ils pas de lui proposer une sorte de partage de la France, chacun des grands chefs militaires devant être apanagé comme lui ? « Je suis obligé d’être très sévère avec ces hommes-là. » Il ajoutait, par une vision aiguë