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NAPOLÉON

la pénurie persistante du Trésor n’avait pas permis de rendre très pompeux, prendre possession des Tuileries.

Les mots qu’il y prononça quand il fut seul avec ses familiers sont parmi les plus célèbres, les plus révélateurs de ceux qu’on cite de lui. A-t-il dit le soir à Joséphine : « Allons, petite créole, couchez-vous dans le lit de vos maîtres » ? C’est possible. L’imprévu, le fantastique, l’ironie même de la situation sont là, en tout cas, bien rendus et rien n’en échappe à ce jeune homme singulièrement mûr qui, parfois, quand il en a le temps, se regarde vivre, qui est capable de retours sur sa destinée et sur lui-même.

À Rœderer, frappé par ce qu’il y avait de désolé dans ces appartements chargés de souvenirs et qui lui disait : « Général, cela est triste », il a certainement répondu : « Oui, comme la gloire. » Sur le parvenu l’emportait l’homme de lettres, le poète qui sentait les choses.

Sa pensée la plus profonde, sa pensée politique, c’est devant son secrétaire, toutefois, qu’il l’aura exprimée : « Bourrienne, ce n’est pas tout que d’être aux Tuileries. Il faut y rester. » Rester, continuer la prodigieuse aventure, l’incroyable carrière d’un cadet‑gentilhomme corse devenu à trente ans chef de l’État français, c’est déjà la préoccupation de Bonaparte. Elle ne le quittera pas au milieu de la toute-puissance. Il gardera le sentiment aigu que son pouvoir est fragile et précaire. Il a trop de pénétration pour ne pas comprendre qu’en ce moment même tout ce qui s’est fait par une suite d’événements heureux peut se défaire par un accident brutal, conspiration bien montée, échec militaire que le génie n’évite pas toujours. Ce sont des dangers qui le serrent de près, dont la vision ne le trouble pas, mais qui est assez nette pour que, dans sa haute fortune, son ascension vertigineuse, il ne se laisse pas éblouir.