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LE PREMIER DES TROIS

mieux ? Est-ce que la Constitution nouvelle n’était pas l’œuvre, à peine retouchée par Bonaparte, de ce même Sieyès qui, en 1789, avait, d’un mot fameux, traduit la grande aspiration du Tiers État ? Pourtant, cette Constitution faisait bon marché de choses auxquelles la France de la Révolution et la France des libertés et des franchises antiques avaient cru également tenir, que ce fussent, pour l’une, les Assemblées souveraines, pour l’autre, les vieux Parlements. Désormais, plus de corps intermédiaires ; une administration et des administrés. Que les Français aient accepté cela ne s’explique pas seulement par le fait qu’on sortait d’années de misère et d’anarchie et qu’on était soulagé par la renaissance d’un pouvoir vigoureux sans être sanglant ni persécuteur. La conformité avait quelque chose de plus profond. C’était peut‑être Bonaparte qui venait accomplir le vœu des États généraux, réaliser, dans leur esprit, les cahiers de 1789.

Et puis, si la masse était « fatiguée de choisir et de délibérer », les intellectuels, qui avaient appuyé la révolution de Brumaire (comme on avait dit autrefois la révolution de Maupeou), étaient las des caprices de la masse. Le coup d’État avait été celui de l’Institut que le consul Bonaparte continuait de fréquenter, faisant même de l’auteur de la Mécanique Céleste, un ministre de l’Intérieur. Les idéologues étaient pour le despotisme éclairé. Cabanis, qui représente l’esprit de l’Encyclopédie, la philosophie du XVIIIe siècle, disait orgueilleusement de la Constitution nouvelle : « La classe ignorante n’exercera plus son influence ni sur la législation ni sur le gouvernement ; tout se fait pour le peuple et au nom du peuple, rien ne se fait par lui et sous sa dictée irréfléchie. » Pourtant, la classe ignorante savait assez bien ce qu’elle voulait. Elle voulait enfin « jouir de la Révolution », traduction matérialiste de la pensée des idéologues : « Rectifier le XVIIIe siècle sans l’abjurer ».