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NAPOLÉON

d’une voix qui porte mal, des paroles hachées, presque incohérentes. Bonaparte est écrivain et non orateur. L’éloquence, surtout celle des Parlements, est une corde qui manque à sa lyre. Il s’irrite lui-même de son impuissance à parler, il s’emporte, il menace, et ses phrases à effet sont accueillies par des murmures. Il laisse une salle houleuse et ses amis consternés.

De là, il passe aux Cinq-Cents, déjà avertis de son algarade aux autres législateurs. À peine a-t-il paru que des clameurs s’élèvent. Un général qui viole l’enceinte des lois ! Les députés quittent leurs bancs en tumulte, l’entourent, le bousculent, lui mettent la main au collet aux cris de À bas le dictateur ! et À bas le tyran ! au cri, bien plus redoutable, de Hors la loi ! Il faut que son escorte, qu’il a laissée près de l’entrée, Murat, Lefebvre, le gros général Gardanne, quelques grenadiers sûrs qui l’ont accompagné, accourent, se jettent dans la bagarre, l’arrachent aux furieux qui l’étouffent et l’emmènent blême, vacillant, presque évanoui, dans une de ces dépressions nerveuses auxquelles il restera sujet, avec cette horreur de la foule, des bagarres, cette appréhension de la guerre civile qu’il aura encore en 1814 et en 1815 et qui lui feront, sans résistance, accepter l’abdication.

C’était un désastre. Il ne restait plus que le recours à la force et tout était perdu si la force ne réussissait pas. Remis de sa syncope, encore agité, tandis que Sieyès demeure parfaitement calme, Bonaparte vient haranguer la troupe, et, à cheval, — un cheval sur lequel il tient très mal en selle, — passe entre les rangs, criant qu’on a voulu l’assassiner. Il avait, dit-on, la figure ensanglantée par des écorchures que, dans son énervement, il s’était faites lui-même. Ses officiers, ses amis, l’aidaient en exhortant le soldat, qui ne demandait qu’à venger le général. Mais les maudits grenadiers demeuraient insensibles à cette mise en scène, se demandant s’ils