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ni avec les « pourris », l’écume du Directoire dont Barras est le représentant et qu’il méprise, ni avec les modérés dont le tempérament n’est pas le sien. Au goût de Bonaparte, Sieyès est même encore un peu trop réactionnaire. Quant aux royalistes, ils auraient bien tort de se leurrer. Il se servira d’eux. Jamais il ne les servira.

Au fond, il a bien jugé l’état de la France. Ce qui est à prendre, c’est le « tiers parti », celui qui avait déjà soutenu Henri IV après la Ligue et Louis XIV après la Fronde, cette masse, — le cardinal de Retz l’a bien dit, — qui, nulle au commencement et au milieu des grandes crises, pèse le plus à la fin. Ce qui se rapproche le plus du « tiers parti », ce sont les modérés, d’ailleurs impuissants par eux-mêmes, et c’est pourquoi Sieyès, leur chef, a besoin d’une épée. Mais le général ne veut pas plus avoir l’air de s’offrir à Sieyès que Sieyès ne veut avoir l’air de prier le général. De part et d’autre, ce n’est pas amour-propre, coquetterie, mais politique et précaution. Chacun refuse de faire le premier pas pour rester libre vis-à-vis de l’autre. À ce jeu, on se pique. Sieyès se plaint du jeune insolent qui devrait être fusillé pour avoir abandonné son armée aux bords du Nil. Bonaparte riposte que Sieyès a trahi la France dans les négociations de Berlin.

Cependant on perd du temps, un temps précieux où les heures comptent. Le Conseil des Cinq-Cents, qui devine le danger, se dispose à rapporter quelques-unes de ses lois les plus odieuses. Une apparence de détente et d’apaisement suffirait à contenter le public, amollirait les esprits. Il faut agir vite, battre le fer tandis qu’il est chaud, et, sans plus de retard, mettre en contact direct celui qui a conçu et préparé le coup d’État et celui qui est capable de l’exécuter, associés naturels dont chacun apporte un des éléments nécessaires au succès de l’opération.

À peine, jusque-là, s’étaient-ils entrevus dans des cérémonies officielles. Talleyrand fut, selon l’expres-