Page:Ivoi - Miss Mousqueterr.djvu/415

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
394
MISS MOUSQUETERR.

Mais sa bouche, ouverte déjà pour les mots affectueux et dévoués, ne leur livre point passage.

Des voix rauques retentissent sous les voûtes du temple.

Ce sont des Graveurs de Prières, des Asiates, qui insultent l’homme dont le rêve fut d’émanciper l’Asie.

Pourquoi ? Eh parbleu, parce que les hommes jaunes ne sont pas plus clairvoyants que leurs congénères blancs. Ils blasphèment leurs bienfaiteurs, et acclament ceux qui se jouent de leur sottise.

Ces Asiates, San leur a dit :

— Dodekhan voulait traiter doucement les Européens, voleurs de nos territoires. Moi, je veux répandre leur sang, car ce serait trahir nos pères, que ne point les venger.

La phrase creuse a sonné dans les cerveaux obscurs. La barbarie atavique a fait le reste.

Il n’est pas un de ces hommes qui ne massacrerait volontiers Dodekhan. Et comme la barrière infranchissable d’électricité qui obture l’entrée du Réduit Central ne le permet pas ; comme elle repousserait les assaillants, comme naguère elle repoussa le projectile lancé par San, ces stupides créatures se tiennent prudemment dans le sanctuaire, mais elles clament leur haine à l’homme qu’elles devraient chérir, car il représente la seconde génération se sacrifiant à la liberté asiate.

Ils rugissent :

— Mort à Dodekhan, le valet des Européens !

— À mort le traître !

Les injures se croisent, s’enflent sous les voûtes.

Lucien s’énerve. Il sent monter en lui la colère contre l’injustice, contre l’idiotie de ces braillards, porte-paroles de la sottise des foules.

C’est qu’il a appris à aimer son compagnon si loyal, si juste. Il se figure sa souffrance en face de ce déchaînement d’ingratitude.

Il se tourne vers lui. Il est frappé de l’expression de tristesse de son visage. Il lui prend les mains, et s’écrie :

— Que vous importent les grondements de ces fous ! Votre conscience vous crie, elle, votre dévouement, votre abnégation.

Il ne continue pas, son interlocuteur a eu un sourire douloureux :

— Ce n’est point là ce qui m’afflige, dit-il.

— Quoi. Cela vous est indifférent ?

— Oui et non. Indifférent en ce qui me concerne personnellement ; mais atrocement pénible en ce qui touche les projets légués par mon père.