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LE MAÎTRE DU DRAPEAU BLEU

voir ces choses. Il y aurait sans doute danger à montrer que nous les avons vues.

Les heures s’écoulèrent ainsi.

Quatre heures avaient sonné là-bas, vers l’arsenal, et comme si cette sonnerie avait réveillé toutes celles de la ville, les timbres des horloges du Gouvernement, des Missions protestantes, de la Chapelle catholique, des Docks, de la Nouvelle Pagode avaient égrené les quatre coups de l’heure en un carillon baroque, inharmonique, troublant comme tout ce qui se passait en cette nuit étrange.

Une teinte gris pâle envahissait peu à peu le ciel, éteignant les étoiles, annonçant la prochaine apparition du jour.

Et sur la rue, déserte à présent, tomba la clarté blanche de l’aube, à chaque instant plus lumineuse, plus jaune, jusqu’à la minute où les rais du soleil, franchissant la crête de l’horizon, couvrirent la voie d’un poudroiement d’or.

Les portes, les fenêtres étaient demeurées ouvertes, et l’avenue silencieuse, inondée de lumière, empruntait un aspect étrange, inquiétant, à toutes ces baies, dont le vide semblait mendier un passant, un être vivant.

Les prisonnières restaient à la fenêtre, sans voix, pénétrées peu à peu par une terreur imprécise, dont la cause se perdait pour elles dans un brouillard. Et brusquement, sa voix communiquant son grelottement anxieux aux nerfs de ses interlocutrices, la duchesse balbutia :

— On croirait que tout est mort.

Cette fois, Lotus-Nacré ne répondit pas par des paroles d’indifférence. La conversation avec ses compagnes lui avait révélé que Log agissait pour lui seul, que jaunes et blancs lui étaient jouets ennemis. Elle se sentait atteinte, dans les victimes possibles, quelle que fût leur race.

Et elle murmura angoissée :

— Oui… on jurerait une ville morte.

— Il faut voir.

Mona avait dit cela. Élevée par son père, le général Labianov, la gentille Russe avait mené de front la tapisserie et le tir au revolver, la littérature et l’équitation… De cette éducation virile, elle avait acquis un besoin d’action, une horreur de la souffrance passive, qui se traduisaient à cette heure par la phrase.