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mépris d’abord, que colère ensuite. Un frisson d’angoisse secoue l’Europe, c’est la prise de la Bastille qui vient de dénoncer au monde une force, une volonté, ignorées jusqu’à ce jour… le peuple !

— Si les républicains pouvaient, entendre Votre Majesté, murmura le courtisan.

Mais l’Empereur coupa la phrase flatteuse et avec énergie :

— Il n’y a pas de républicains, il n’y a pas de république, ce sont là des mots conventionnels n’ayant point de sens propre… Il y a une idée, une religion nouvelle jaillie du sein des masses, la Liberté.

— La Liberté ?

— Oui, elle qui secoue la nation tout entière, qui la fait se lever avec des cris d’allégresse, qui la pousse au sacrifice. Les Français ne sont plus des hommes comme les autres, ils sont des apôtres, comme les premiers chrétiens dans la Rome des Césars. S’émanciper, ne leur suffit plus ; ils veulent convertir l’humanité.

Lentement Napoléon passa la main sur son front brûlant, et en phrases brèves, hachées :

— Les années marchent. Les yeux des monarques sont dessillés. Ils sentent qu’un ennemi formidable se dresse en face de leurs trônes. Marie-Antoinette est en correspondance avec eux, entraînant son bonhomme d’époux… Une vaste conspiration s’organise… Mort à Jésus, disait-on naguère… ! Mort à la Liberté et à la France qui la personnifie, dit-on alors ! Les événements se précipitent. La fuite de Varennes, la mort du roi. L’Europe jette le masque ; 1792 c’est la première coalition des rois contre nous. Et l’or anglais coule incessamment en France. Il paie les hordes de chouans, il paie la lie de la population qui égorge. Les échafauds, les septembriseurs, inondent de sang les rues des cités, tandis que les armées versent le leur sur les frontières. Le mot d’ordre, parti des palais royaux, est : noyer la liberté dans le sang.

Et avec une tristesse poignante :

— On réussit ainsi à obscurcir l’idée. Un immense malentendu s’opère. Des mots, toujours des mots : Girondins, Montagnards, Feuillants, Cordeliers font fortune, éclipsant le nom de la Liberté divine. Les divisions, alimentées par les millions étrangers, amènent le désordre. La France est acculée à la banqueroute, ses armées ont fondu sous la mitraille du monde ; c’est l’agonie, c’est la fin, c’est l’effondrement de la foi nouvelle.

Talleyrand regardait, troublé par cette évocation du passé.

Napoléon abaissa ses yeux sur lui.

Des éclairs pétillaient dans ses pupilles sombres. Ce n’était plus l’Em-