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Il s’était arrêté. La route de Saint-Dizier à Ligny qu’il suivait, était bordée en ce point par les taillis du bois d’Ancerville, et les branches dénudées cliquetaient lugubrement sous la poussée de la bise glacée de décembre.

Grand pour son âge, — il avait près de quatorze ans, — robuste, bien découplé, la figure rieuse, hâlée par le soleil des étés passés, le piéton offrait toutes les apparences de la santé et de la confiance en ses forces.

Mais en dépit de son costume modeste : casaque en peau de mouton, pantalon de velours déteint, gros souliers ferrés, l’adolescent conservait une tournure élégante, souple, et ses yeux bleu clair avaient une flamme que l’on n’est pas accoutumé à rencontrer dans le regard des gens de sa condition.

Il avait passé à son épaule l’anse d’un grand panier d’osier qui brimbalait sur son dos. Enfin il secoua sa tête nue, dont les cheveux châtains voltigeaient au vent et se remettant en marche :

— Brrrr ! On gèle sur cette route. Allons, Espérat, allonge les jambes. Tu as encore deux kilomètres à faire pour gagner Stainville, où t’attendent Emmie et ce brave monsieur Tercelin… Ils seront contents ; j’ai vendu mes six poulets au marché de Saint-Dizier… bien vendu encore… un demi-napoléon, deux francs de plus que je ne comptais… Du coup, je vais payer un pot de raisiné à Emmie… une débauche quoi… Après la victoire, faut faire bombance, comme dit l’Empereur.

D’un violent coup de talon, le voyageur brisa la glace qui recouvrait une ornière, et la voix changée :

— L’Empereur !… il ne doit pas connaître la bombance depuis deux ans. 1812… le désastre de Russie. 1813… le désastre de Leipsick ! et à cette heure, en cette fin de décembre 1813, paraît que les Autrichiens, les Russes, les Prussiens, les Suédois, les Anglais se préparent à nous envahir !

Mais brusquement il haussa les épaules.

— On les battra en France, voilà tout… comme en 1792. Est-ce que l’Empereur n’est pas sûr de vaincre à la fin… Lui, pas victorieux… allons donc… on les battra, et après nous chanterons comme en 1810.

Et d’une voix juste, vibrante et forte, l’adolescent entonna l’ode d’Arnault, musique de Méhul, qu’un chœur de femmes chanta lors du mariage de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche :

Mais lui-même a cédé la terre

Au seul dieu que la paix ne puisse désarmer.
Sous un ciel plus serein, vois tout se ranimer,

Tout s’attendrir, tout s’enflammer.