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Distraite de sa douleur, Lucile considérait les interlocuteurs, sans comprendre évidemment le sens caché des paroles échangées.

Le jeune voltigeur s’inclina devant elle :

— Mademoiselle de Rochegaule, dit-il doucement, pardonnez-moi de vous avoir appelée si longtemps : ma sœur ; je ne suis pas Henry de Mirel.

— Puisque ce drôle avoue, s’écria d’Artin…

Il ne put poursuivre. Brutalement, Bobèche l’avait saisi par l’épaule, et le jetant sur un fauteuil :

— Silence donc. Vous troublez l’artiste. Silence ou je vous bâillonne.

— Que signifie tout cela ? balbutia Lucile éperdue.

— Je m’explique, reprit Henry en adressant un geste de remerciement au pitre. Quelques mots d’abord pour vous faire connaître les mobiles du crime… car il y eut crime.

— Crime ? répéta-t-elle.

— Oui, crime.

Après un court silence, le jeune soldat continua :

— La révolution qui avait aboli les titres de noblesse, avait aboli en même temps une chose odieuse du passé : le droit d’aînesse. Jadis, le premier né d’une famille avait droit à la totalité de l’héritage, dépossédant ses frères, ses sœurs, à qui l’armée ou les monastères offraient un refuge. Cela était inique, et la révolution se fût-elle contentée de rayer cette iniquité des lois françaises, qu’elle mériterait l’admiration du monde.

D’une voix monotone, arrêtant toute vibration de son être comme s’il voulait prouver par son calme, la justice, la vérité, l’impartialité de ses paroles, Henry poursuivit :

— M. le vicomte d’Artin songea, en 1800, lorsque naquit Henry de Mirel, qu’il lui faudrait partager la modeste fortune des Rochegaule avec ce nouveau venu. Suffisant pour un seul, l’héritage devenait mesquin s’il était divisé. De là, chez le gentilhomme, une haine sans bornes contre le petit enfant. Sans doute, il rêva longtemps au moyen de se défaire de ce concurrent, enfin ; il le trouva.

Les yeux rivés sur ceux du vicomte, Mirel parlait sans hésitation, sans crainte.

D’Artin essaya de protester, mais une poussée violente arrêta la parole sur ses lèvres. Bobèche veillait.

— Marion Pandin, reprit le petit soldat, avait un enfant du même âge ; les deux bébés étaient entrés dans la vie à quelques jours d’inter-