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paysan qui, sa journée achevée, peut s’attarder devant un pichet où pétille un vin clairet. 0 forlunatos nimium sua si bona norint agricolas ! Heureux agriculteurs s’ils connaissaient leur bonheur. Tout l’attirail de la torture antique ne m’eût pas fait fléchir… ; la question de l’eau me vainquit.

Il poussa un profond soupir :

— À cette heure décisive, l’Esprit-Saint, sanctus Spiritus descendit en moi, sous la forme d’une colombe, alba columba, tenant en son bec un rameau de vigne. J’appelai mes persécuteurs. À ma voix ils accoururent. Pourquoi me désespérez-vous, leur dis-je, moi qui depuis de multiples années sers fidèlement l’empereur Alexandre. — Vous comprenez, c’était de la diplomatie. — Est-il vraisemblable, continuai-je, que des hommes accusés de trahison envers la Sainte-Alliance, m’aient pris pour confident. S’ils sont réellement à la solde de Napoléon, c’est un séide de ce monarque qu’il convient d’interroger et non moi.

Une nouvelle rasade ponctua la phrase.

Espérat et son compagnon étaient devenus livides. Avant que le Russe eût avoué la vérité, ils avaient compris.

Mais Ivan, les yeux au ciel, parlant comme en rêve, continua :

— L’argument les frappa. J’avais trouvé le fiat lux… que la lumière soit, et lux fuit !

— Marc Vidal ? bégaya Milhuitcent.

— Lui-même… Il était captif aussi… ; le séide de Napoléon était désigné… Le capitaine fut extrait de sa geôle, traduit devant un conseil de guerre et condamné à être passé par les armes.

— Misérable, rugit le jeune garçon !

L’ébriété du pope ne lui laissait pas la nette perception des choses.

— Non pas. Rendu à la liberté, je fus admis à le visiter, ce Marc Vidal. Je lui appris ce que vous aviez fait… et il me remercia. Ma vie n’est rien, dit-il, si l’Empereur triomphe.

— Brave cœur, gémirent Espérat et Bobèche…, ces deux vaillants qui savaient si bien apprécier le dévouement.

— Le pauvre officier, poursuivait imperturbablement Ivan Platzov, me supplia d’assister à ses derniers moments. Il voulait que quelqu’un pût raconter à l’Empereur comment il était mort.

Et dans le silence, la voix pâteuse de l’ivrogne résonnait :

— Il devait être fusillé sur la place du Saint-Voile. On espérait que, cachés aux environs, vous vous livreriez pour le sauver. Des hérauts annoncèrent le jour, l’heure, les détails de l’exécution.