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L’HOMME SANS VISAGE

— Il lui a échappé ?…

— Plus fort que cela. L’agent et le concierge prétendent qu’aucune personne répondant au signalement donné n’est sorti de l’hôtel de l’Ambassade.

J’allais insister. Sir Lewis ne me le permit pas :

— Laissons cela, voulez-vous… Promettez-moi de ne plus tenter d’expédition comme celle du Puits du Maure… Au surplus, vous sachant mieux, est-ce pour cela que je suis venu.

Je promis, très mortifié du résultat piteux de mes entreprises.

— Bien, fit alors l’officier, sans paraître remarquer ma confusion… Puisque vous êtes raisonnable, je veux vous faire part de quelques renseignements, qui auront leur place dans l’enquête que vous poursuivez pour le Times.

Du coup, j’oubliai tout le reste.

Me promettre des éclaircissements, prouvait que, malgré les apparences, on ne me tenait pas rigueur d’une incartade bien excusable.

— Donc, reprit-il, la situation franco-allemande s’aggrave de jour en jour. Sans doute, le gouvernement germanique, auquel les papiers dérobés à Londres font défaut, essaie d’envenimer le débat autrement.

— Cela ne m’étonne pas.

— Moi non plus, car je sais que dans un avenir prochain, la guerre sera un besoin fatal pour l’Allemagne.

Et d’un ton doctoral, que l’on prend volontiers dans les ambassades, lorsque l’on s’adresse à un profane :

— Deux périls intérieurs menacent l’empire : le péril socialiste… La Social-Démocratie enfièvre les nuits du souverain et de ses conseillers. Or, ce danger réel est sur le point de se voir multiplié par dix, à raison du krach industriel imminent.

— Un krach industriel… dans ce pays qui a si extraordinairement étendu son champ d’opérations depuis 1870 ?

— Parfaitement, avec les cinq milliards extorqués à la France, après la guerre néfaste de 1870-71, l’Allemagne a créé son industrie de toutes pièces. Elle a le plus bel outillage du monde, parce que complètement neuf. Elle a des savants, de remarquables ingénieurs, d’excellents ouvriers… Seulement, son capital ayant été dévoré par cette création… elle est aujourd’hui une immense maison de commerce à laquelle le fonds de roulement fait défaut, et que la faillite, guette à chaque échéance.

Je restai muet.

La situation que Markham venait de préciser avec une si terrible netteté, m’apparaissait tellement dangereuse, que l’importance du document volé passa pour ainsi dire au second plan dans mon esprit.

— La faillite ou le krach, puisque la faillite se nomme ainsi pour les États, mettrait sur le pavé trois millions de social-démocrates. Ces gens privés de pain et bien enrégimentés, c’est la révolution certaine.

— Mais alors, quoi que l’on fasse, la guerre est inévitable, puisqu’elle est le seul dérivatif à la révolution qui menace le trône des Hohenzollern.

Mon interlocuteur approuva du geste :

— Elle est risquée, la guerre, depuis que notre vieille Angleterre a amené la coalition défensive des peuples d’Europe… Elle est un expédient désespéré… Le document serait un tremplin… À son défaut, on essayera d’un palliatif…

Et avec un sourire ironique, car il est toujours agréable à un Anglais de constater les embarras de l’Allemagne, sir Lewis continua :

— Si l’on pouvait soutenir l’industrie en lui allouant des primes, peut-être parviendrait-on à lui faire traverser heureusement la passe difficile. Seulement, on a calculé les sommes nécessaires… Il faudrait créer dans l’empire pour un milliard d’impôts nouveaux.

— Ce que l’on vient de proposer au Parlement.

— Justement.

— Ce projet ne sera pas voté.