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L’HOMME SANS VISAGE

mirais un peu, tandis qu’elle regarderait mon sommeil, comme une bonne chère mistress qu’elle me serait toujours.

Ô bonté ! Âme de lys ! Ô petites filles, que les niais désabusés appellent des oies blanches, parce que leur courte vue prend vos ailes d’anges pour des ailes de volatiles.

Oui, vous êtes des petits anges, en qui toutes les vertus de tendresse, de dévouement, de consolation sont cachées.

Certes, dans un salon, vous brillez peu au milieu des conversations mondaines, faites de potins, de médisances et de lieux communs ; mais qu’il y ait une faiblesse à soutenir, une larme à essuyer, alors vous vous montrez supérieures dans votre sublime instinct de consolatrices.

Ah ! petits anges blancs, restez pour les sots les petites oies blanches !

Seulement, je ne devais pas dormir à ce moment.

Oh ! certes, j’aurais obéi. J’aurais fermé dévotement les paupières, heureux de sentir sur moi peser le regard de l’aimée.

Ce qui m’en empêcha, ce fut tout simplement l’entrée d’un garçon de service qui me remit une carte.

— Ce señor demande si le señor est en état de le recevoir.

Je lus à haute voix :

« Sir Lewis Markham…

Déjà, Niète s’était levée.

— Vous partez, fis-je avec une nuance de regret.

Et de fait, j’envoyais à tous les diables l’attaché militaire qui écourtait aussi malencontreusement la visite de la chère enfant.

Elle me sourit gentiment. Oh ! ce sourire où tout le ciel rayonne !

— Non, non… Avec Concepcion nous attendrons au cabinet de lecture, et quand ce monsieur sera parti, nous reviendrons.

Puis, avec l’adorable loyauté des jeunes filles.

— Papa travaille. Il n’a plus besoin de moi. Tandis que vous, le mal fait encore de votre personne celle d’un petit enfant, à qui une maman, une gouvernante est nécessaire.

Elle dit ceci très gravement, comme si ses paroles exprimaient une conviction profonde. Quelle jolie petite maman j’avais là.

Mais aussi une maman très sérieuse, soucieuse de ce qu’il convenait de faire.

Elle pressa Concepcion, l’aida à rouler un ouvrage de tapisserie, sur lequel la camériste s’escrimait avec emportement.

Il était dans la nature de la future de Marco de ne jamais rien exécuter avec calme. Qu’elle parlât, marchât, ou se livrât à un travail d’aiguille, c’était toujours dans un mouvement hâtif, emporté.

Elle avait la furia à l’état chronique. Elle était dotée d’une nature excessive, incapable de s’arrêter avant d’avoir atteint l’excès en toutes choses.

Or, rien ne ralentit comme d’être excessif.

Malgré l’aide de sa jeune maîtresse, il lui fallut deux bonnes minutes pour rouler son canevas, ce qui en réalité demandait dix secondes.

Et quand ce léger rangement fut terminé, la camériste poussa un soupir à faire tourner tous les moulins de la Hollande et accentua durement avec les gutturales les plus espagnoles.

— Par la Madone… Cette tapisserie me fera mourir.

Je n’y pus tenir. Je lui répondis par cette gaminerie :

— Vivez bien, Concepcion.

Et l’étrange fille éclata de rire, me jetant du ton le plus narquois :

— Eh ! mon Marco ne se consolerait pas si je ne vivais pas bien et longtemps, le plus longtemps encore pour son bonheur, à ce pobrecito.

Et elle sortit, ondulant des hanches, cambrant la taille, tandis que Niète, demeurée en arrière, me disait à mi-voix :

— C’est un toréador qui a la bonté des petits oiseaux annonciateurs des beaux jours. Il ne faut pas taquiner la bonté, non, il ne faut pas.