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L’HOMME SANS VISAGE
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— Dire que la paix de l’Europe dépend du plus ou moins de chance et d’habileté dont je vais disposer tout à l’heure. Le document secret, lorsque le jour renaîtra, roulera à toute vapeur dans la direction de Berlin, ou bien reposera paisiblement dans la poche du très digne correspondant du Times que je suis.

L’homme est doué d’une présomption native dont il ne se corrige pas avec l’âge. L’une des formes de cette confiance exagérée en soi consiste à mesurer toutes choses à l’aune de sa petite raison. Ainsi, dans l’espèce, je n’admettais que deux alternatives pour les papiers dérobés au Foreign-Office. Pourtant, une foule de souvenirs eussent dû me mettre en garde contre des appréciations de cette nature. Que de fois, j’ai constaté, à mes dépens, qu’au moment où notre jugement incomplet disserte gravement sur les seules alternatives possibles, les circonstances en élaborent mille autres, bien plus possibles encore, car ce sont celles qui se réalisent.

Le comte se pencha une dernière fois sur le rebord du puits. Il marmonna :

— Le niveau a suffisamment baissé… Admirable en vérité, ce vieil appareil oublié… Nul ne se rappelle cela… Heureusement que le peuple a de ces fissures de mémoire… Allons, agissons… Dans vingt minutes l’eau aura remonté par infiltration… La route sera fermée aux indiscrets improbables qui s’égareraient de ce côté.

Je distinguai nettement le son d’un geste d’évidente satisfaction. Il se frottait énergiquement les mains.

Puis, d’un mouvement brusque, il se baissa de nouveau vers le sol herbeux.

Un déclic, analogue au premier, claque dans le silence. Le bruit de chasse d’eau cesse aussitôt.

Tout m’apparaît clair à présent. Le comte a tout uniment refermé le déversoir qui conduit l’eau dans quelque puisard éloigné.

Il est debout. Il enjambe la margelle.

Bravo… Mes déductions se confirment. Il va descendre au moyen des échelons de fer scellés dans la paroi intérieure.

C’est là un exercice gymnastique facile. Une personne même étrangère aux sports, l’accomplirait sans la moindre difficulté.

Mais où va-t-il ?

C’est l’obsession de la légende qui me tenaille le cerveau de cette question dont la réponse n’est pas en mon pouvoir.

Au bas de l’échelle, il n’y a sûrement pas de boudoir-prison pour les Belles Filles ; mais alors qu’y a-t-il donc ?

Un peu de patience, Max Trelam. Tu le sauras tout à l’heure ; car, je te connais, mon brave ami, tu ne sauras pas résister au désir d’aller explorer le fond de ce très curieux Puits du Maure.

Je m’amusais tout à fait de la situation.

Le comte s’était enfoncé dans l’orifice, tel un piston dans le cylindre d’une machine à vapeur.

Il s’agissait de le suivre, allât-il jusqu’aux entrailles de la terre. Cette réminiscence d’Anne Radcliffe traversa mon esprit à ce moment. Pourquoi ? Je pense que le décor qui m’entourait en fut cause.

En certains endroits mal éclairés, on se rallie aux expressions amphigouriques des conteurs de mélodrames.

Je quittai ma cachette, non sans de nouvelles estafilades provenant des ronces… Les ronces sont des griffes insatiables. Ce sont les tigres du règne végétal.

À pas de loup, j’approchai du puits. J’y coulai un regard prudent. Plus personne. Le comte avait disparu, mais l’eau beaucoup plus basse qu’à mon arrivée, avait démasqué une ouverture étroite découpée dans la paroi. Je la discernai à sa teinte plus sombre. À présent mes yeux, accoutumés à l’obscurité, distinguaient assez facilement les détails.

C’était évidemment par là que M. de Holsbein avait passé.

C’était donc par là que j’allais passer à mon tour.