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L’HOMME SANS VISAGE

Parlons du présent. Vous désirez sans doute être admis chez moi à faire votre cour ?

Qu’avait-il donc à me considérer comme cela ?

Cela m’agaçait. Pourtant je répondis d’un ton convenable :

— C’est en effet, mon vœu le plus cher.

Il eut un ricanement.

Et enfin :

— Eh bien ! Monsieur Max Trelam, la Casa Avreda vous sera ouverte… à partir de demain.

Je compris soudain… L’espion ne croyait pas à la tendresse d’un Anglais pour la pauvre chère créature qui, se tenait, ignorante des pensées de son père, auprès de moi.

J’étais à ses yeux un espion… J’avais senti le défi dans sa dernière phrase… À partir de demain.

Demain ! Mais demain, il aurait remis le document volé à son complice M. de Kœleritz…

Il pourrait installer un espion dans sa maison où il n’y aurait plus rien à découvrir.

La colère bouillonna en moi. C’est absurde, mais être pris pour un espion, fût-ce par le plus misérable des êtres, me procure une sensation insupportable.

Pourtant, je me dominai.

J’aimais Niète. Qu’importait une blessure à mon amour-propre ; pourvu que la blonde victime fût délivrée d’une existence, luxueuse il est vrai, mais odieuse à sa délicatesse.

Et fouillant jusqu’au fond ma bonne volonté, je parvins à en extraire des effusions suffisantes pour répondre à la condescendance véritablement incroyable de mon interlocuteur.

Je me suis dit depuis : j’ai eu tant de jours sombres à ma disposition pour revivre les heures fugitives englouties aujourd’hui dans l’abîme du passé… ! Je me suis dit que le comte avait peut-être espéré par moi, qu’il jugeait un allié de X 323, arriver jusqu’à X 323 lui-même.

À moins qu’il ne me supposât une incarnation de cet insaisissable X 323, dont M. de Holsbein, pas plus que les autres hommes, ne connaissait la véritable apparence.

Ah ! ce que j’ai cherché des explications à l’inexplicable enchaînement de faits, qui m’entraînèrent durant mon séjour à Madrid !

Cependant, le comte se tournait, souriant vers Niète :

— Voudriez-vous prendre mon bras pour regagner la Casa Avreda, ma chère enfant… J’ai travaillé beaucoup aujourd’hui, je me sens la tête un peu lourde, une vague migraine, et il me semble qu’une brève promenade, avec vous à mon côté, me sera un remède souverain.

Elle passa son bras sous celui de son père, tout en m’enveloppant d’un regard caressant, puis elle me tendit sa main demeurée libre. Je la pressai tendrement.

M. de Holsbein nous observait, un sourire empreint de malignité aux lèvres.

— Vous aimez profondément Niète, fit-il en me tendant la main à son tour.

— En m’engageant à elle, j’ai engagé ma vie, et ce m’est la chose la plus douce qu’il me soit arrivée depuis ma venue dans le monde.

Il ricana derechef. Ses yeux pétillèrent de malice diabolique.

Mais son ton se fit paterne, lorsqu’il expliqua :

— Si vous dites vrai, nous pourrons nous entendre. Mais je dois vous prévenir… Si Niète était malheureuse, je vous tuerais sans hésiter.

Il ne me laissa pas le loisir de répondre.

— Les pères sont terribles, n’est-ce pas… Bah ! les fiancés leur sont indulgents. Quand ils sont bien épris, ils comprennent que les pères aiment aussi à leur façon.

Il entraînait Niète et je regardais ces deux êtres, unis par les liens du sang, que j’allais séparer, afin que l’un ne mourût pas de l’infamie de l’autre.