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L’HOMME SANS VISAGE
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nait un voile d’ombre sur le doux visage de Niète.

– On ne s’évade pas de la honte, prononça-t-elle, une buée humide troublant l’azur de son regard.

– La honte ne frappe que les coupables…

– Et ceux qui portent leur nom, acheva-t-elle d’un ton encore plus faible.

– Oh ! un nom, lançai-je sans réfléchir, je l’affirme. Un nom, on en change.

Elle eut une négation obstinée de tout son être.

– Le puis-je ?… Ne serait-ce pas le condamner, lui ? Une fille ne condamne pas…

– Oh ! une fille change de nom sans condamner personne. Toutes les ladies sont des filles qui ont changé de nom, et aucun papa ne s’en est senti insulté.

Une rougeur intense envahit son visage qui se contracta péniblement, et d’un accent à peine perceptible, déchirant comme une plainte d’agonie, elle murmura :

– Votre bon cœur vous égare. Qui donc m’offrirait le refuge de son nom ?

– Moi !

La réponse était partie avant que j’eusse songé à la faire.

Il y a des instants en vérité, où le cœur se soucie du cerveau comme un poisson d’une pomme.

Et je demeurai stupéfait, aussi stupéfait que ma douce interlocutrice elle-même.

Je me hâte de déclarer que ma surprise ne contenait pas la moindre part de regret… J’étais étonné, non pas d’avoir parlé, mais de n’avoir pas prévu plus tôt que je serais heureux de parler ainsi.

Nous restions muets, les yeux dans les yeux, comme anéantis… De fait, j’avais l’impression que quelque chose s’était arrêté en moi.

Et tout à coup, ce quelque chose se remit en marche précipitant son allure, tel un retardataire désireux de rattraper le temps perdu.

Mon cœur battait des ra et des fla, à l’instar du petit tambour du 1er fusiliers[1].

Ce fut Mlle de Holsbein qui retrouva la première l’usage de la voix.

– Vous n’avez pas songé…

Du coup, cela me rendit ma faculté d’exprimer ma pensée, et dans un rush, ainsi qu’on monte à l’assaut, je laissai déborder ma tendresse.

– J’ai songé à la seule question importante ; la seule, entendez-vous, miss Niète, la seule… J’insiste, afin que nous n’ayions plus à revenir là-dessus. Et la question dont il s’agit… Consentirez-vous, vous accoutumée au grand luxe, à vivre modestement des 20 ou 25.000 francs, que bon an, mal an, Max Trelam, du Times, tire honorablement de son encrier.

Elle prit la mine hésitante d’un clerc à qui on offrirait la barrette cardinalice.

– Puis-je croire ? balbutia-t-elle.

Je saisis sa main, je la pressai éperdument dans les miennes… J’étais affolé, j’étais ivre… L’amour me montait à la tête ; on l’eût jugé né sur les coteaux de Bourgogne.

– Ce que vous déciderez sera, je vous en donne ma parole.

Alors, elle laissa tendrement tomber son front sur mon épaule et se mit à pleurer doucement, doucement, tandis que mes lèvres baisaient pieusement ses cheveux d’or pâle.

Notre silence était plus éloquent que les discours.

Ses pleurs n’avaient rien de douloureux ; ils me disaient affection, confiance, reconnaissance.

Pauvre mignonne, comme si l’on méritait la couronne civique, (chêne et laurier entrelacés) quand on arrache un trésor ou une âme pure au naufrage.

Le sauveteur, en pareil cas, devrait payer une prime à la société, car il fait une superbe affaire.

J’étais engagé, comme nous disons en Angleterre, exprimant par là que nous considérons le mariage comme une convention sérieuse. Nos amis, les

  1. Dicton du pays de Galles