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L’HOMME SANS VISAGE

Et la Bohémienne va toujours :

— « Son trésor, c’est la belle fille
— qu’il a ravie dans la Castille
— et qui lui refuse son cœur.
xx« Comment la cache-t-il sous l’onde
— lui qui possède des palais ?
xx« C’est qu’il craint qu’on la ravisse ;
— il y tient plus qu’à ses richesses.
— Là nul ne peut la lui ravir.
xx« Sous l’onde, un souterrain existe. »

— By Jove ! comme nous jurions à Cambridge, par Jupiter, un souterrain, mais dans un souterrain, on peut cacher autre chose qu’une captive ; un document par exemple !

Mes pensées m’apparaissaient folles ; mais plus je les voulais chasser, plus elles s’implantaient en moi. Pourquoi, après tout, le Puits du Maure n’eût-il pas inspiré une complainte comme tant d’autres souvenirs de crimes.

La gitane continuait :

xx« Sous l’onde, un souterrain existe
— que le démon lui révéla.
— Il sait les paroles magiques
— auxquelles l’onde obéira.
— L’entendez-vous ? Il les prononce.
— L’onde disparaît lui laissant le chemin libre.
— Dans l’entrée maudite il pénètre.
— L’onde se referme derrière lui. »

— Allons, ricanai-je, le service des eaux est fort bien fait dans ce puits… Seulement, c’est un pastiche des Mille et une Nuits… C’est le Sésame, volatilise-toi.

J’eus honte de rester en pareille indécision.

Je vais à la mendiante…

— Un mot, je vous prie.

Elle me lança un regard perçant et me repoussant en quelque sorte d’un geste de sa main maigre, elle prononça de ce ton rude, guttural, particulier à ceux de sa race :

— N’interrompez pas la mousique.

Et dans un trémolo tragi-comique elle entonna la strophe suivante :

— « Le Maure marche dans les ténèbres.
— Que fait là-bas la belle fille
— qu’il a ravie dans la Castille
— et qui lui refuse son cœur.
xx« Dans son boudoir les pierreries
— jettent des feux étincelants.
— Mais elle pleure, la pauvre âme
— au ciel elle tend des bras suppliants.
— Elle réclame la lumière
— et la vue du monde vivant. »

N’interrompez pas la mousique… Cela sonnait dans ma tête… Pour formuler mon interrogation, pour obtenir une réponse problématique, allais-je devoir attendre longtemps encore la fin de l’aventure de la belle fille et du Maure ?

— « La belle s’est agenouillée
— elle joint ses mains suppliantes
— qui donc prie-t-elle maintenant ?
— C’est la Vierge de Castille
— Marie conçue sans péché. »

Quelle jolie idée de poète ! Une prière en cinquante ou soixante vers !

— « Tout le souterrain s’illumine
— d’une clarté ignorée des humains.
— La belle fille s’est levée
— elle marche avec confiance
— vers l’entrée que ferment les eaux diaboliques…
xx« Comme les paroles magiques
— l’onde écoute l’ordre des cieux
— elle s’abaisse et la captive, a reconquis la liberté. »

— Ouf ! les voilà tous dehors… J’estime que la guitare a droit au repos.

— « Mais la nuit sombre est revenue.
— Le Maure jaloux et cruel, revient contempler son cher trésor.
xx« Plus ne trouve la belle fille
— qu’il a ravie dans la Castille
— et qui lui refusa son cœur.
xx« Qui donc l’a prise ? Il veut sortir !
— Mais docile à l’ordre des cieux
— l’onde reste obéissante
— aux mots qu’enseigna l’enfer.
xx« Au souterrain où fut la belle
— pleurant de colère et de faim
— le Maure jaloux et cruel
— mourut ; il convient de souhaiter pareil sort aux jaloux. »

La gitane est parmi les ouvriers, les fillettes la suivent… Toutes trois quêtent.