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L’HOMME SANS VISAGE
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Lui, la souleva, la conduisit à un siège, et demeurant debout devant elle :

— Je répondrai dans un instant, et je pense que ma fille regrettera de n’avoir pas provoqué elle-même une explication que je ne redoute pas. Pour l’instant, voulez-vous me permettre quelques questions ?

Elle fit oui de la tête.

Je regardais avec stupeur. Qu’allait dire le comte.

Je voyais son front volontaire, son regard incisif, et je rendais justice à la puissance de l’homme qui ne se courbait pas sous l’une des plus honteuses accusations qui peuvent s’abattre sur un mortel.

— Dites-moi, Niète, reprit-il d’un ton aussi calme que s’il eût parlé de choses parfaitement indifférentes, lorsque vous fûtes enlevée par la croisée de ce pavillon, qu’avez-vous vu ?

— Rien.

— Comment cela peut-il être ?

— Un carré d’étoffe emprisonna ma tête avant que j’eusse atteint la terrasse supérieure. Je sentis que l’on me saisissait ; puis j’eus l’impression que celui qui me portait, descendait et remontait des pentes raides.

— Des échelles, probablement.

— Je le crois.

— Oui, on a dû descendre de la terrasse par ce moyen… En empruntant l’escalier, on eût rencontré Concepcion… Ensuite, on a sans doute franchi le mur séparatif de cette propriété et de la maison voisine. Villa Hermosa est en effet inhabitée pour l’instant… Après ? Continuez ?

Obéissante, Niète poursuivit :

— On me hissa dans une voiture qui roula longtemps. Elle s’arrêta. On me tira au dehors. On me porta de nouveau, on me débarrassa de l’étoffe qui m’aveuglait. Je me trouvai dans un petit salon, meublé simplement. Un grand feu brûlait dans la cheminée.

— Vous étiez seule.

— Non. En face de moi, se tenait respectueusement un grand vieillard aux cheveux blancs, à la barbe taillée en pointe.

J’eus une sourde exclamation que la tenture étouffa probablement, car aucun des interlocuteurs ne parut l’avoir entendue.

Le portrait tracé par la jeune fille avait évoqué en moi le souvenir du vieillard mystérieux du Prado.

Le comte, lui, eut un mouvement de dépit. J’en conclus que ce personnage aux cheveux neigeux ne lui fournissait aucune indication.

— Mademoiselle, disait cependant la jeune fille, c’est ce monsieur qui parla ainsi… Mademoiselle, vous avez quelques heures à passer ici. Ne vous inquiétez aucunement. Votre père est averti de votre absence.

Le comte serra les poings et je m’expliquai ce geste rageur. Ah oui ! il avait été averti !… La Chambre Rouge en faisait foi !

Niète n’avait point remarqué ce mouvement. Elle allait toujours :

— Je restai seule. On me servit un dîner léger… Je n’avais pas faim. Puis je me retrouvai seule. Où étais-je ? Je ne pouvais m’en rendre compte. Une fenêtre existait bien, mais elle était très haute. En me hissant sur une chaise, mon front arrivait à peine au niveau du rebord inférieur. — Aucun bruit du dehors ne parvenait jusqu’à moi.

— Enfin, comment vous rendit-on la liberté, s’exclama M. de Holsbein avec une nuance d’impatience ?

Et comme elle pâlissait de nouveau, il ajouta plus doucement :

— Ne craignez pas de tout dire. Je vous ai promis de répondre à tout… Il appuya fortement sur ce dernier mot. Et vous savez, je pense, que je tiens toujours ce que j’ai promis.

D’un signe de tête, elle acquiesça à l’affirmation de son père, mais cependant son organe trahissait l’effort lorsqu’elle reprit :

— Au bout de combien de temps, je ne saurais le dire, le vieillard reparut. Seulement, sa physionomie me sembla plus grave. J’eus l’intuition que ses yeux se portaient sur moi avec tristesse.