Page:Ivoi - L’Homme sans visage, 1908.djvu/35

Cette page a été validée par deux contributeurs.
32
L’HOMME SANS VISAGE

un revolver qu’il vient de sortir de sa poche.

— Il faut s’attendre à tout.

Puis, se tournant vers moi :

— Remettez le flambeau à Monsieur, et attendez-nous là.

J’obéis.

Lui introduit sa clef dans la serrure. J’ai une envie folle d’éclater de rire à la vue de ses précautions pour entrer dans une chambre vide…

Il ouvre, repousse violemment le battant et braque son revolver sur un invisible ennemi.

— Personne ! et l’enveloppe n’est plus sur la table ! Oh !

C’est une exclamation de stupeur et de colère qui ponctue la phrase.

Il ajoute :

— Oh ! j’en suis sûr, maintenant… C’est lui ! c’est lui, cet homme énigme, insaisissable, qui semble un lutin se jouant des barrières et des verrous !

Comme la marquise avait raison tout à l’heure. La tendance à la merveillosité enlève au comte jusqu’à la faculté de raisonner. Mais il n’y a pas de lutins, M. le comte. Pour entrer dans une salle, on ouvre forcément la porte ou la fenêtre.

Il m’aperçoit, se contraint au calme, et murmure :

— Monsieur de Kœleritz, entrons, je vous prie.

Tous deux disparaissent dans la Chambre Rouge, dont la porte se referme.

Oh ! cela commençait si bien. Est-ce que je vais être privé des réflexions que je pressens devoir être échangées ?

Non, non… Un vrai journaliste, et les reporters du Times sont de vrais journalistes, n’est jamais pris de court.

J’ai dans ma poche le petit appareil que la réclame a popularisé à Londres sous le sobriquet de « Plus de Sourds ».

C’est une sorte de microphone à renforçateur enfermé dans une gaine de la dimension d’une bonbonnière de poche.

Les sourds en introduisent une extrémité dans l’oreille, et ils entendent. Nous, au Times, nous avons trouvé à l’appareil une application à laquelle l’inventeur n’avait certes pas songé.

Nous en avons fait un écoutoir à travers les portes.

Ma foi oui. L’un de nos reporters, ayant remarqué par hasard que l’on pouvait percevoir des vibrations infinitésimales, eut l’idée de s’assurer que la vibration des panneaux d’une porte serait transmise par le « Plus de Sourds »… et il découvrit ainsi qu’appliqué sur le bois, le système apportait au tympan les conversations émises de l’autre côté.

Mon écoutoir sur le panneau, mon oreille à l’extrémité opposée, j’entendis un sanglot.

Qui donc pleurait ? Voilà encore une chose inattendue.

Puis la voix brisée par l’émotion, M. de Holsbein parla :

— Excusez un instant de faiblesse, M. de Kœleritz… j’ai sacrifié ma fille, pauvre petite Niète, à la grandeur de l’Allemagne.

— Que voulez-vous dire ? répliqua l’organe peu harmonieux du plénipotentiaire commercial.

— X 323 la tient en son pouvoir. Il m’a informé qu’elle mourrait si le document de Londres ne passait pas la soirée ici, sur cette table.

— Eh bien ?

— Eh bien… J’ai tenté de prendre cet homme, d’en finir avec lui. Des serviteurs dévoués aux portes, d’autres prêts à leur prêter main-forte au premier appel…

— Et il a trompé toutes vos précautions, il est venu ; il a repris le traité…

— Non, gronda le comte avec explosion… Sur cette table était une enveloppe contenant des papiers sans importance… Voilà comment j’ai donné la vie de ma fille à l’Allemagne !

Je faillis pousser un cri.

X 323 avait été joué. De nouveau, la guerre farouche était suspendue sur les nations d’Europe.

Mais M. de Kœleritz continuait, m’interdisant de penser.

— Alors, vous allez me remettre la pièce en question.