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L’HOMME SANS VISAGE

— Nous n’avons plus rien à nous dire, murmura-t-il…

Puis après un silence :

— Où irez-vous en me quittant ?

— Au Parc de Madrid.

— Niète vous y attend peut-être ?

— Oui.

Il me frappa rondement sur l’épaule.

— Allons, allons, ne la faites pas attendre… Je me trompais voyez-vous. À présent, je crois bien que vous ne lui causerez aucune peine.

Comment cela se fit-il, je ne me le suis jamais expliqué, mais nos mains se serrèrent cordialement.

Moi, dont le loyalisme anglais est absolu, j’échangeai le shake-hand avec cet espion au service de l’Allemagne ennemie, de cet homme qui avait cambriolé le coffre-fort de notre Premier !

— Pauvre chère Niète, fit-il encore… Elle a les idées d’une jeune fille… Elle ne comprend pas les nécessités de l’existence, l’engrenage d’une vie humaine… Oui, oui, l’amour seul pouvait effacer sa grande tristesse… Je suis satisfait que vous vous soyez trouvé là pour soutenir sa détresse.

Il ouvrait la porte.

— Ne la faites pas attendre, répéta-t-il.

Et plus bas :

— Et puis… ces fillettes ont une justice rude, ignorante des circonstances atténuantes… Tâchez qu’elle me les accorde ; c’est tout ce que je souhaite, puisque je ne puis l’amener à ma façon de voir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vingt minutes plus tard, j’avais rejoint ma douce chère petite chose, et je réjouissais mon regard de la vue de ses adorés yeux bleus, qui semblaient, sous ses paupières, des fleurettes animées.

Oh ! les six jours qui suivirent, quelles journées idylliques.

Les journaux, les documents secrets, la guerre, le Times, voilà des choses dont j’avais oublié l’existence.

De longues courses en voiture nous emportaient autour de Madrid, nous visitions les castels, ruines, points de vue, et partout nous voyions la même chose : nous.

En vérité, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, la seule vision que me rappellent ces jours heureux, est une voiture, attelée de grandes mules, pomponnées de rouge.

Dans cette voiture, Niète est auprès de moi, et nos mains sont unies ; leurs légers frémissements nous indiquent nos mouvements d’âme.

Sur le siège, Concepcion trône auprès du cocher.

Elle jacasse sans arrêt, sans trêve, à la visible admiration de l’automédon qui s’excuse de couper ses phrases, lorsqu’il veut exciter son attelage.

— Le pardon sur moi, señorita !… Hue donc ! fille de Satan !… Doucement, tout doux, petite mule aimée de la Madone !

Du reste, mon esprit n’a gardé aucune trace.

Quand, le soir, je regagne l’hôtel de la Paix, j’apprends confusément que l’état de M. de Kœleritz s’améliore, que le délégué allemand se lève, sans pouvoir sortir encore.

Puis, c’est la réponse de la France aux prétentions allemandes.

La France a admis que l’incident de Casablanca fût soumis à l’arbitrage.

Si les arbitres la condamnent, elle accordera à l’Allemagne toutes les satisfactions désirables.

Mais elle ne saurait consentir à présenter des regrets avant la sentence, car ce serait en quelque sorte préjuger de celle-ci.

Et les cerveaux s’exaltent en Europe.

La presse est unanime à accuser l’empire germanique de chercher la guerre.

Des dépêches du Times, félicitations pour mon rétablissement, anxiété de la marche des événements, me jettent aussi quelques échos du dehors.

Mais tout cela glisse sur mon cerveau, comme un léger traîneau sur la glace.

Je vis un rêve… adorable… Un rêve rose qui se continuera dans le noir.