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L’HOMME SANS VISAGE
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Tout uniment parce que je venais de me confier cette solennelle bêtise :

— Fallières sait probablement ; mais ce soir j’en saurai autant que lui.

De tels rapprochements s’imposent à l’esprit des reporters. C’est leur force et leur faiblesse.

Je franchis la grille, traversai la cour. À droite et à gauche, des perrons s’offraient à l’ascension. Lequel choisir ?

Celui de gauche, étant un peu plus rapproché, obtint ma préférence.

Décidément, la chance me favorisait. C’était le bon, réservé aux visiteurs de M. le Ministre, me dit un huissier majestueux ; celui d’en face conduisant les visiteurs chez M. le Sous-Secrétaire d’État.

Je remerciai cet homme important de la condescendante explication et lui tendis ma carte avec ces mots :

— M. Henry Laffontis.

L’huissier s’inclina, appuya à deux reprises sur le poussoir d’une sonnerie électrique, puis se rassit.

— Eh bien, lui dis-je, vous ne portez pas ma carte ?

Il se prit à rire en me rendant le carton.

— Inutile. J’ai sonné deux fois. Le garçon de bureau du premier sait que deux coups c’est pour M. Laffontis. Il va me répondre si M. le Secrétaire est dans son cabinet : Une sonnerie : Oui. Deux : Non. S’il y est, vous monterez et le garçon lui remettra votre carte.

— Vous comprenez, Monsieur ? ajouta-t-il avec abandon, que si l’on gravissait chaque fois l’étage, on s’userait les jarrets, tandis qu’avec ce procédé si simple…

— Ce sont les jambes des visiteurs qui marchent.

— Voilà, fit-il complaisamment, avec l’air d’un huissier considérant comme un devoir civique de pousser ses concitoyens et même les étrangers, à des exercices sportifs dans l’immeuble de l’Intérieur.

Puis, mis en belle humeur par mon sang-froid, — j’ai appris dès longtemps qu’il faut savoir tout pardonner aux huissiers des administrations publiques, — il ajouta confidentiellement :

— M. Laffontis est très occupé… Son bureau est situé juste au-dessus de celui de M. le Ministre. Eh bien, croiriez-vous que, M. le Ministre, lui non plus, n’aime pas que l’on escalade les étages sans nécessité. Il a fait installer un tube acoustique entre son cabinet et celui de son secrétaire. De la sorte, ils peuvent causer à tout instant sans perdre du temps dans les escaliers.

Et sentencieux, il ajouta :

— M. le Ministre est un homme de tête… C’est une valeur… Pour l’escalier, il s’est rencontré avec moi. Eh dame, ça, vous savez, ce n’est pas ordinaire chez les ministres !

Une brève sonnerie interrompit le causeur.

— M. Laffontis est dans son cabinet, Monsieur, prenez la peine de monter. Vous trouverez le garçon au premier palier.

Un salut respectueux à ce fonctionnaire qui, sur la question de l’escalier, pensait comme le « Grand Georges » et je me lançai à l’assaut des degrés, étreint par l’idée soudaine que Laffontis pourrait bien ne pas me recevoir.

Crainte injustifiée d’ailleurs.

À peine le garçon, que je trouvai à son poste, eût-il porté mon bristol, que l’aimable Laffontis se montra en personne à la porte de son cabinet.

Toujours châtain et souriant, il s’exclama :

— Vous, Trelam, quelle bonne surprise !… Entrez donc… Charmé vraiment de vous revoir.

Il me serrait les mains avec cette expansion communicative de la race française, si charmante quand elle ne fait pas de politique et ne souffre pas de l’estomac.

— De passage à Paris, commençai-je…

— De passage seulement. Allons donc… Vous m’avez cornaqué à Londres, je veux vous rendre la pareille dans ma ville.

Ma foi, lui-même se conduisait à mon piège, et j’allais faire mon invi-