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L’HOMME SANS VISAGE
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Ah ! il allait carrément au but, le comte.

Cet homme est un abîme d’inconscience, que dis-je, deux abîmes, trois abîmes, une chaîne d’abîmes.

Il ne m’eût pas rappelé un coup de bridge, de poker ou autre, avec plus d’indifférence polie.

Et, influence de la dimension en quoi que ce soit, je me surprenais à m’étonner devant cette gigantesque insouciance du crime comme devant une vertu anormale.

Je n’allais pas jusqu’à songer pour lui à un prix Montyon ; mais, en vérité, c’était tout juste.

Il profita de mon indécision. D’un ton plein de désinvolture, il poursuivit :

— Donc, l’incident est réglé… Sans doute, il en peut naître d’autres. Vous êtes Anglais, je suis Allemand… Nous ne considérons pas l’archéologie du même côté de la barricade.

Audace ! audace ! il répétait même les mots de notre conversation dans le sous-sol de l’Armeria… Il allait toujours.

— Ceci n’est pas pour me préoccuper ; la lutte, le struggle for life, comme vous dites vous autres, les insulaires, est la nécessité même de l’existence. Donc, le sage est sur la défensive. Garde-toi ; je me garde. Je n’y insiste pas… Mais vous avez tout à l’heure parlé de ma fille… Vous m’avez l’autre jour demandé sa main… et c’est de cela que je veux vous entretenir.

Il ferma le poing d’un air menaçant, peut-être sans se rendre compte de ce mouvement réflexe de ma pensée, et la voix soudainement durcie, il ajouta :

— Car je l’aime, ma Niète, elle est même le seul être que j’aime au monde, et je ne veux pas qu’elle souffre d’une situation… Il hésita un instant et enfin acheva d’un accent voilé… qu’elle n’a pas créée.

Il y avait du fauve dans l’expression de la tendresse de cet individu.

Son torse robuste se cambrait, sa tête puissante se rejetait en arrière, on sentait tous ses muscles tendus vers le désir de broyer celui qui lui apparaissait ennemi.

À tout hasard, je me renversai légèrement dans mon fauteuil, et je croisai la jambe droite sur la jambe gauche.

Dans cette position, en cas d’attaque brusquée, je possède une certaine parade du pied, de bas en haut, qui asseoit un adversaire, ainsi que disent les professionnels de la lutte, avec une puissance irrésistible de persuasion.

Je me repentais maintenant d’avoir mis à la laisse le soufflet que, tout à l’heure, ma main brûlait de détacher.

Dans le combat, il y a avantage et satisfaction à frapper le premier.

Nous nous regardions comme deux coqs de combat.

Il me sentait sur la défensive. Préparer la guerre, c’est semer la paix.

Ses nerfs se détendirent, il prit une pose abandonnée et riant d’un rire, où un reste de colère jetait un son faux :

— Allons, allons, expliquons-nous paisiblement… On n’ajoute rien à la clarté avec une tête fêlée.

— Une ou deux, rectifiai-je en appelant sur mes lèvres, le plus gracieux de mes sourires.

— Une ou deux, comme vous l’exprimez, consentit-il sans difficulté.

Et se couchant presque sur son siège, allongeant les pieds sur le paravent de cuivre déposé devant la cheminée pour l’abriter du rayonnement direct de la flamme, il m’indiqua d’un coup d’œil qu’il se mettait volontairement dans l’impossibilité de me surprendre par une attaque soudaine.

C’était clair, précis, évident.

Pour ne pas être en reste de confiance, je décroisai mes jambes et repris une attitude plus correcte, mouvement qu’il accueillit par un hochement de tête approbateur.

— Fumez-vous ? fit-il gracieusement.

— Oui, j’ai ce vice… Je brûle un nombre incalculable de cigarettes.

— Veuillez donc allonger le bras… Dans la boîte de Spa, à l’angle de la cheminée. Je ne vous la passe pas moi-même, parce que je suis assis dans