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L’HOMME SANS VISAGE

Je dévorai… distraitement. Le repas ne m’apporta pas une distraction ; mais ma distraction accentua mon repas jusqu’au pantagruélisme… Salut, ô Rabelais, toi qui me permets d’user d’un mot aussi copieux.

Deux heures moins le quart. En route… Allons serrer la main à mon assassin.

Je sors du pas d’un flâneur, qui ne souffre d’aucune privation, je m’engage dans la Carrera San Geronimo, et, à deux heures moins trois minutes (mon souci d’exactitude me donne un air de chronomètre à échappement), je me fais annoncer chez M. le comte de Holsbein.

On m’introduit dans son cabinet de travail, où il s’est retiré aussitôt après avoir déjeuné.

Nous sommes en présence.

J’aime mieux vous dire tout de suite qu’il ne manifesta pas le moindre embarras.

C’est un homme de bronze, ou bien il estime que ma vie est une quantité négligeable qui n’est pas matière à préoccupation.

J’aime mieux le croire en bronze, c’est moins blessant.

— Monsieur Max Trelam… Prenez donc la peine de vous asseoir.

Pas plus compliqué que cela, son accueil.

Il est assis devant son bureau aux cuivres empire. Il s’est soulevé à mon entrée, s’est laissé retomber sur son siège.

Ma parole, je crois que je suis le plus interloqué de nous deux.

L’assassiné est gêné devant son assommeur.

Décidément, toute velléité d’amour-propre écartée, il est en bronze… Plus dur encore, en acier chromé, vous savez, cet acier dont on cuirasse les navires de guerre et que les obus de 305 ne parviennent pas à entamer.

La réflexion me remet d’aplomb. Un reporter du Times est un être raisonnable, qui ne saurait avoir la présomption de faire mieux qu’un obus de 305.

— J’ai su, reprit-il, par ma fille, que vous alliez de mieux en mieux, et je m’en suis réjoui.

— Ah !

On serait surpris à moins, n’est-ce pas ?

Un monsieur vous assomme d’un coup à abattre un bœuf, et il vient vous dire ensuite, avec le sourire :

— Je me réjouis de voir que cela va mieux.

— Vous n’en doutez pas, j’espère, insista-t-il avec le mauvais goût le plus évident.

Il se moquait de moi. Un moment, il me sembla qu’entre sa face moqueuse et ma main, il n’y avait que l’épaisseur d’une gifle…

Mais je me souvins à temps qu’il était le père de Niète, que de ce rhinocéros était née une fleur (quelle singulière botanique !) et ma main, très surexcitée, me pinça outrageusement la hanche… La pauvre, il fallait bien qu’elle passât son irritation sur quelque chose.

Se douta-t-il jamais que le bon ange qui, à ce que m’enseigna jadis ma nourrice, veille sur chacun de nous, avait pris les traits chéris de Niète pour lui épargner une partie de gifling, où le tour de main britannique eût certes infligé à l’Allemagne une cuisante défaite.

Peu importe ! Je trouvai l’énergie de sourire, comme si son amabilité avait été du meilleur aloi, et du ton le plus amène :

— À ce propos, permettez-moi de vous remercier d’avoir autorisé Miss Niète à venir au chevet d’un blessé. Une telle infirmière ferait rendre grâce à un assassin.

Attrape… Cela est un coup droit, j’imagine.

Eh bien, il n’est pas non plus en acier chromé… C’est pire encore… je ne connais pas le métal dont il fut forgé.

Avec une tranquillité parfaite, il plaisanta :

— Ne dépensez pas inutilement vos « grâces », je vous ai envoyé ma fille, non comme garde-malade, mais comme messagère.