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L’HOMME SANS VISAGE

— Parlez sans crainte, commençai-je…

Elle m’interrompit du geste.

— Vous vous méprenez sur mon sentiment…

Ne cherchez pas à comprendre, celui qui ressent la douleur est seul à savoir où siège sa souffrance.

Puis, par un effort volontaire, contraignant son visage au sourire qui, malgré tout, m’apparut navré :

— Comment avez-vous pu aimer Niète de Holsbein ?

— Je l’aime, répondis-je avant même d’avoir songé aux mots devant exprimer ma tendresse.

Oh ! le regard étrange, profond comme la nuit, avec au loin, à l’infini, une lueur tremblotante comme une agonie d’étoile.

— La fille d’un espion, fit-elle presque durement.

— La femme d’un loyal gentleman, voulez-vous dire.

Elle me regarda et je fus bouleversé par ce regard.

Il y avait dans son rayonnement, un étonnement infini, de l’admiration, du regret… et en même temps l’indécision pénible de ceux que tourmente une pensée inexprimable, car elle ne doit pas être exprimée.

Cette analyse, je l’ai faite à la réflexion bien longtemps après.

Sur l’heure, je fus seulement troublé jusqu’à l’annihilement.

Elle s’était levée.

Je l’imitai machinalement.

Nous demeurâmes un moment debout, en face l’un de l’autre, comme inconscients de notre silence, de notre immobilité.

Enfin, d’une voix basse, comme lointaine, elle reprit :

— Pauvre Niète !… Elle est aimée… Oui, oui, vous avez raison… Les autres ne sont rien, quand on est aimée.

Une pause légère, puis elle continua :

— Elle a rencontré le seul homme peut-être qui pût l’amnistier de la tare de sa naissance… Heureuse Niète !

Pauvre Niète ! Heureuse Niète ! mots contradictoires qui ne se contredisaient point.

Ce n’était point leur sens qu’ils renfermaient. Ils se produisaient comme des palpitations d’âme, inexplicables à l’esprit, et que cependant l’âme comprend clairement.

Et le visage de la marquise de Almaceda se rembrunit soudain.

Avec une sorte d’angoisse prophétique, elle acheva :

— Et cependant, ayez peur, ayez peur… Le monde est impitoyable. Patriotisme, dévouement, courage, amour, rien n’est compté à l’espion, ni aux siens, fille, femme… ou sœur. Le mot qui flagelle, les marque à jamais… Espion ! race d’espions !… Oh ! je sais bien, le monde est injuste, féroce, stupide… ; mais il est tel.

Je l’écoutais, le cœur étreint par quelque chose d’horriblement pénible qu’il m’eût été impossible d’analyser.

Brusquement, la « Tanagra » s’interrompit.

— Je suis folle, dit-elle.

Elle me saisit la main, la serra violemment, me jeta un bref :

— Adieu !

Où tintait comme un glas des espoirs.

Et elle se dirigea vers la porte du salon de lecture.

Je voulus l’accompagner, obéissant machinalement à la plus élémentaire politesse.

Mais elle me cloua sur place d’un geste coupant, autoritaire, ouvrit la porte et disparut, me laissant dans un désarroi indescriptible.

Regrettais-je de n’avoir pas percé le mystère de cet esprit qui venait de panteler devant moi ; ou bien étais-je heureux de me retrouver seul, de pouvoir orienter ma pensée vers ma chère Niète, sans à-coups, sans heurts, sans terreurs sibyllines ?

Il devait y avoir des deux.

C’est égal, la fêlure de mon crâne était en bonne voie de cicatrisation, puisque je supportais sans fièvre des conversations aussi fatigantes.